Bouteille à la mer

 

Quoi de plus banal qu’une bouteille ? Certainement pas l’adresse nécessaire pour y inclure la maquette d’un navire. La magie d’un fruit se développant dans sa prison de verre pour y abandonner son essence fruitée. Ou plus prosaïquement, un banal témoignage de la dérive polluante de notre société industrielle. Chacun s’attardera sur le mythe qui l’inspire le plus. En ce qui me concerne, ce sera la découverte d’une bouteille échouée sur une plage, et contenant un message mystérieux. Une histoire romantique à l’eau de rose sur fond d’eau salée, comme dans le roman “Une bouteille à la mer” de Nicolas Sparks, adapté au cinéma par Luis Mandoki. Ou la légende de l’errance du cri de détresse d’un naufragé perdu sur une île déserte. Et pourquoi pas l’anecdote d’une famille australienne ayant découvert sur une plage en 2018 une bouteille dans laquelle se trouvait une note datée du 12 juin 1886. Après recherches, il s’agissait d’un document officiel lancé depuis un navire allemand, le Paula, dans le cadre d’une mission scientifique étudiant les courants océanographiques. Cette dernière bouteille stimule l’imaginaire. A l’image de la surprise d’un “oeuf Kinder”, elle nourrit l’incertitude et les fantasmes tant qu’elle n’est pas ouverte. En découle alors soit la déception, soit l’émerveillement.

Les bouteilles que j’ai le plus souvent photographié sont celles issues de la pollution. Elles ne sont pas rares, bien au contraire car elles proviennent des linéaires des magasins. Certaines sont en plastique, d’autre en verre. Echouées, ou dérivantes. A l’air libre, ou jonchant les fonds marins. Alimentaires ou dédiées aux produits nocifs. Encore récupérables en un seul morceau, ou déjà intégrées dans la chaîne alimentaire sour forme de macrodéchets ingérés par les animaux. Point de romantisme dans cette version de la bouteille à la mer. Et encore moins d’incertitude sur le “pourquoi du comment”, d’une triste banalité. Durant toutes les années où je fus photographe de paysages marins, je réalisais des clichés témoignant de cette gangrène de notre littoral. Malgré l’acharnement à la tâche, j’ai rapidement compris que je me transformais en Don Quichotte des temps modernes car il n’y avait aucune volonté politique de renverser la vapeur. A part bien-sûr celle de faire le buzz avant une élection. Pire, ses photographies étaient celles qui suscitaient le moins d’intérêt lors de mes publications sur les réseaux sociaux. Il est moins dérangeant de dénoncer les “trash vortex” dans les documentaires réalisés dans les mers du bout du monde, que dans nos “propres” eaux territoriales, sous nos yeux aveugles et coupables.


Une bouteille de plastique débouchée, symbole d’un secret de mer éventé

Une bouteille de plastique débouchée, symbole d’un secret de mer éventé


Cette article n’est pas un règlement de compte mesquin, bien que je me sois pris la tête avec une association d’écologistes qui dénonce les matières plastiques polluantes développées par les industriels, sans jamais se poser la question de savoir par quel miracle un emballage se retrouve dans la nature ? Ce n’est pas le fruit du hasard car la règle est simple: plus le site est beau, plus il attire de monde, et plus il est souillé ! Le véritable fond de ma pensée est au renouveau: entreprendre une mue artistique, à l’image des animaux qui se débarrassent d’une peau qui ne convient plus à leur évolution, et qu’il faut abandonner au plus vite pour avancer à nouveau. La macro fut une première révélation. Puis le site Anémochoria. Et enfin le rejet des principaux réseaux sociaux. Pour ne garder qu’un minuscule compte “Instagram” pour communiquer avec les amis. Ce dernier représente le minimum syndical de ce qui est décrit dans un livre sur le référencement naturel des sites web torturés et classés par les algorithmes de la dictature numérique de Google. Cette pratique est un réflex que je garde d’une ancienne vie, au cours de laquelle je gérais ma banque d’images spécialisée sur la Méditerranée. Le référencement constitue une obsession, se matérialisant par la poursuite du classement optimum pour un site web en fonction des mots clefs de recherches associés à son activité. Barbant, et pourtant dramatiquement primordial.

Anémochoria est un site qui répond avant tout à une quête de liberté, comme celle de la vie sauvage à laquelle il tente de rendre hommage. Le portfolio est un “patchwork” sans réel classement par espèces vivantes, apparitions saisonnières, ou palette de couleurs. Je mélange la matière en plaçant les nouvelles images réalisées au sommet de la liste, tout en incluant d’anciennes photographies pour que ces dernières ne perdent pas leur intérêt visuel uniquement parce qu’elles sont en queue de peloton. Une nouvelle allusion à mon autre dépendance existentielle, celle pour le vélo sur route (lire “Carbone gigolo”). Le site fonctionne comme les saisons qui se succèdent dans le tourbillon d’un cycle de vie classique, endeuillé par la disparition, et enrichi par la renaissance. Il représente un recueil de vies et d’espèces, d’images et de mots. Ce que l’un ne dit pas, l’autre le fera. Comme pour assouvir un besoin de photographier ou d’écrire. Et peu importe l’ordre établi, tant qu’il soit sincère. Il se contente de décrire le monde tel que je le vois, au-delà de la malhonnêteté ordurière de nos politiques, et des injustices abjectes qu’imposent violemment nos sociétés au miracle de la vie. Il doit exister autant de formes de vies remarquables, apparaissant dans des lieux improbables, qu’il doit y avoir de méthodes pour les détruire en toute impunité.


La promesse d’une ligne d’horizon est une page blanche vers l’inconnu: tout reste à écrire

La promesse d’une ligne d’horizon est une page blanche vers l’inconnu: tout reste à écrire


Dans les documentaires que j’ai vu sur la chute du mur de Berlin, ou dans les articles que j’ai lu sur le sujet, la liberté est toujours au coeur des témoignages. Il faut attendre que cette dernière nous soit volée pour comprendre toute l’étendue de son importance. De nombreuses personnes ont donné leur vie pour défendre ce droit absolu et inaliénable pour toute créature vivante. Elles ont refusé de l’abandonner au profit d’un illusoire sentiment de sécurité des plus fragiles et aléatoires. Le sort de Berlin me touche particulièrement car il me renvoie à mon passé, et aux fantômes de l’éducation strict que j’ai reçu durant mon enfance. J’allais à l’école à Berlin-ouest, et je rentrais vivre à Berlin-est. Ces deux mondes étaient aussi complices qu’une tâche d’huile dans une flaque d’eau. Difficile pour un enfant de comprendre les subtilités d’un tel mélange. Mais peut-être faut-il être réduit à l’état d’enclave pour s’ouvrir à l’étendu du monde. Quelle serait la portée du message de la tâche d’huile si elle abandonnait son indépendance et son droit de flotter en surface, contrainte de se fondre au reste de la flaque d’eau au risque de se voir couler ? Sa nature dissidente s’offre parfois en solution de barrage d’appoint, comme pour limiter la dispersion nocive d’une marée noire industrielle.

Ma démarche est paradoxale car elle revendique l’emprisonnement pour accéder à la plénitude de l’esprit. Un message abandonné au hasard des courants marins doit d’abord être enfermé hermétiquement dans une bouteille pour prendre la mer, et s’aventurer sur ce parcours initiatique. Mes photographies et mes textes ont entrepris le même périple. Ils se sont lancés au grès des navigateurs d’internet, libres de tout rivage car ils s’affranchissent du besoin de plaire, ou d’alimenter un quelconque débat d’idées. Une inspiration à l’instant T, autant qu’une respiration entre deux creux de vagues dans le déroulement d’une vie. Larguer les amarres, et advienne que pourra. Point de SOS de naufragé, ou d’étude océanographique centenaire. Mais une thérapie de délestage de l’esprit qui se libère des contraintes nombrilistes de l’anthropocène en refusant le dictat des “likes”, afin de privilégier un aller sans retour vers l’inconnu. Une approche philosophique qui présente des similitudes avec celle du roman de Nicolas Sparks il me faut l’avouer, sans pour autant m’émouvoir sur l’excès de romantisme concentré en une seule et unique fleur bleue qui aurait tendance à réduire mon champ de vision. Peut-être une manière de condenser la sagesse de l’expérience en une seule expression, celle “d’avoir de la bouteille”.


« Je veux m’arracher à cet endroit, à cette réalité, m’élever haut dans le ciel, comme un nuage et flotter à la dérive en me fondant dans cette nuit d’été humide jusqu’à me dissoudre quelque part, loin, par-delà les montagnes. »
— Khaled Hosseini - "Les cerfs-volants de Kaboul"

Tout ce qui reste à la sortie de la saison estivale, le prix à payer pour les bouteilles abandonnées à la dérive

Tout ce qui reste à la sortie de la saison estivale, le prix à payer pour les bouteilles abandonnées à la dérive