Vol de l'ange

 

L’ordre des insectes est probablement le plus mésestimé du règne animal. Peut-être pour une question de méconnaissance car il s’agit d’un monde minuscule à l’échelle de notre planète, en particulier sous nos latitudes. Ou alors parce qu’il inspire le dégoût, voir le mépris. Il est vrai que l’apparence de certains individus n’est guère attirante. Pour être direct, il faut reconnaître qu’ils n’ont pas toujours une “tronche de porte-bonheur”. La nature venimeuse, ou les moeurs violentes peuvent aussi contribuer à rebuter le public par l’effroi suscité. Il m’est impossible de jeter la première pierre car j’avoue volontiers avoir vécu durant des années avec des préjugés basic sur ces créatures qui semblent sortir d’un film de science-fiction. Mais dès mes débuts intensifs dans la macro, je suis devenu accroc à ce monde d’extra-terrestres. Mon appareil photo m’a aidé à découvrir la subtilité de sa beauté, alors que l’observation m’a permis de comprendre la sophistication du lien d’utilité qui lie ces créatures à la bonne santé de notre planète. Deux espèces d’insectes symbolisent cette beauté discrète qui mériterait d’avantage de considération. La coccinelle, pour sa bonhomie tout en rondeur. Et le papillon, pour sa flamboyante subtilité. Alors que la première a fait l’objet d’un premier texte sur les coléoptères (lire “Tank bleuté”), la destination de ce billet est un vol poétique sur les ailes d’un ange de légèreté, le papillon.


La chenille fluo d’un machaon

La chenille fluo d’un machaon


Pourtant tout aurait pu commencer dans le ventre d’un glouton sans foi ni loi. Décidément, certaines expressions de la langue française ont la dent dure contre la vérité naturelle. Après “le ras des pâquerettes” précédent, nous voici plongés dans la paresse des “larves”. Dommage que le flegme d’une observation rigoureuse ait abandonné la formule littéraire pour décrire cette flemme incompréhensible dès qu’il faille photographier ce stade de développement larvaire. Une larve est active, et bouge sans arrêt. A part pour la gourmandise, gargantuesque chez la chenille du papillon, toutes les cases des pêchés capitaux sont loin d’être cochées. Contrairement à des individus de mon voisinage qui vivent sous une couette de lit sans pour autant qu’il y ait besoin d’une pandémie pour les contraindre à un confinement strict. Etrange comme le langage intègre parfois la fainéantise de certains dans un système d’actifs, et taxent les larves d’oisiveté. La chenille est l’un des stades de développement du papillon. Il s’agit d’un bulldozer à l’appétit insatiable. Feuilles et fleurs n’échappent pas aux mâchoires puissantes de cet engin dont l’unique chantier est de mener à terme le stade suivant de l’évolution. Son passage ne laisse que désolation derrière lui. Puis vient la touche de génie, celle de la transformation du papillon dans sa chrysalide. La magie ne se limite pas à la mutation radicale de l’aspect de l’animal. Elle se double d’un changement de comportement, en particulier dans les habitudes alimentaires. D’un glouton qui n’a aucune limite pour assouvir son appétit dévorant et destructeur, le papillon se mue en une délicate créature qui butine le nectar des fleurs, favorisant ainsi la pollinisation de ces dernières.


La beauté d’un mélitée orangé dans son écrin: que les couleurs de la nature sont sublimes

La beauté d’un mélitée orangé dans son écrin: que les couleurs de la nature sont sublimes


Le papillon est sans aucun doute l’insecte le plus populaire, malgré le fait d’avoir parfois une tête de noeud. Il est compliqué de ne pas l’apprécier tant il incarne à lui-seul une extraordinaire source d’inspiration pour décrire la subtilité du vivant, ou illustrer chaque synonyme littéraire de beauté (lire ”Au hasard de l’inspiration”). Ce dernier fait partie de la famille des lépidoptères. “Il s'agit d'un des ordres d'insectes les plus répandus et les plus largement connus dans le monde, comprenant entre 155 100 et 174 233 espèces décrites” (source Wikipédia). Cette famille a largement été étudiée par les naturalistes. Bien que je comprenne les motivations scientifiques, il m’est impossible d’accepter l’idée des collections dans lesquelles apparaissent des spécimens punaisés et mis en valeur dans des cadres sous verre. Cette pratique m’est totalement inconcevable, d’autant plus aujourd’hui car il existe de nombreuses techniques d’illustration possibles pour éviter d’avoir recours à des pratiques moyenâgeuses issues d’un autre siècle. Mon incompréhension touche d’ailleurs tous les insectes qui souffrent suffisamment de la pollution, de l’usage des pesticides, et de l’impact des sociétés humaines industrialisées au niveau planétaire. L‘usage de l’épingle pour contempler la beauté d’une collection macabre est paradoxal. Cette contradiction souffre d’une connotation biblique, celle d’un martyr au clou, crucifié sur une croix au nom d’une obscure pratique barbare.


La blancheur de l'imago de la piéride du chou, posé sur une scabieuse des près

La blancheur de l'imago de la piéride du chou, posé sur une scabieuse des près


Photographier un papillon est une action qui se mérite. Ce dernier est un insecte farouche, qui ne se laisse pas approcher facilement. La célèbre citation du boxer Mohamed Ali, “Vole comme le papillon, pique comme l’abeille” s’applique aussi parfaitement pour décrire cette chasse artistique. Si une démarche de chat est nécessaire dans les premiers mètres pour se rapprocher du sujet, les derniers mouvements doivent impérativement se muer en battements d’ailes aussi légers que ceux de ces anges volants. Certaines espèces sont plus méfiantes que d’autres. Dans l’ensemble, le travail est ingrat car le pourcentage de déchet dans les images réalisées est très élevé. Pour une bonne photographie, nette et bien cadrée, combien ne seront pas exploitables ? Enormément ! Le manque de réussite est proportionnel à la prise de risque liée à un rapprochement toujours plus osé. N’est-ce pas la rareté qui donne aussi la valeur d’un diamant ? Non pas que je considère mon travail comme une pierre précieuse. Mais j’ai parfois l’impression d’être un chercheur d’or obsessionnel qui passe des journées à piocher la roche, creuser le sol ou tamiser le sable, pour finir par s’émerveiller devant la moindre pépite qui daigne enfin apparaître sur la surface sensible du boîtier photo. L’unique chance d’émerveillement vaut tous les constats d’échec passés. Comme le disait justement Robert Capa: “Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c'est que vous n'êtes pas assez près”.


Le vol de l’ange d’un citron de Provence

Le vol de l’ange d’un citron de Provence


Ce sentiment d’exploit retentissant, aussi intense que furtif, est encore plus exceptionnel pour l’exercice suprême, celui de figer le mouvement des ailes en plein vol. Les objectifs macro que j’utilise ne sont pas équipés de motorisation, c’est-à-dire qu’ils ne disposent pas d’auto-focus. La mise au point est donc entièrement manuelle. Pour certains, il n’y a d’ailleurs même pas de bague de mise au point. Cette dernière est réalisée en avançant ou en reculant le boîtier. Un rail à crémaillère micrométrique, fixé sur la rotule du trépied, est alors indispensable. Inutile de préciser que l’exercice est hasardeux pour figer le mouvement perpétuel d’un insecte farouche, et dont le vol est pour le moins “bordélique” à première vue. Ça part dans tous les sens, les trajectoires sont imprévisibles, l’ensemble donne une impression de brouillon aéronautique. Courir un unique individu est illusoire car ce dernier se retrouve rapidement hors de portée. Les tentatives sont trop limitées pour permettre un travail de fond de qualité. Deux solutions apparaissent. Choisir une fleur mellifère, comme la ciste, la bourrache ou la scabieuse, et attendre patiemment à l’affut qu’un hypothétique papillon vienne se poser. L’avantage d’une telle technique est qu’elle limite les mouvements parasites dont l’inconvénient est de mettre l’insecte en fuite. La seconde approche est celle de découvrir un champs de fleurs nourricières attirant un nombre important d’individus. La probabilité de réussite augmente ainsi proportionnellement. Dans un tel cas, la cerise sur le gâteau est souvent une multiplication de différentes espèces qui se concentrent en un lieu unique, comme le font les animaux de la savane autour d’un point d’eau commun.


Un flambé butine la fleur rosée de ciste. La finesse du papier à dessin des ailes répond à la fragilité du papier crépon des pétales

Un flambé butine la fleur rosée de ciste. La finesse du papier à dessin des ailes répond à la fragilité du papier crépon des pétales


La sensation d’être entouré de nombreux papillons est indescriptible. Il m’arrive souvent de déposer les armes photographiques afin de profiter pleinement du spectacle. Si le silence est devenu un luxe dans le brouhaha difforme de notre monde moderne, s’abandonner dans un essaim de papillons nous projette dans le décor féérique d’un palais de porcelaine de haut standing. La fragilité des ailes caressant l’air sur lequel elles s’appuient, contraste avec l’idée que nous nous faisons des contraintes qui s’appliquent sur un objet volant. Mais l’élégance du papillon est étroitement liée à cette finesse. Elle trouve d’ailleurs un écho complice avec la délicatesse de la piste d’atterrissage constituée par les pétales de fleurs. Le lien est d’autant plus étroit que l’action de butiner génère une pollinisation qui profite à l’épanouissement de la richesse d’un éco-système entier. L’utilité de la nouvelle vie du papillon me fait presque oublier le glouton vorace et dévastateur qu’il était dans un univers parallèle “anté-chrysalide”. Au final, l’admiration fonctionne comme la mémoire car elle est sélective. Elle ne retient que la beauté tout au long de l’existence éphémère du papillon. De l’originalité des motifs recouvrant les chenilles ou les ailes, aux teintes incandescentes qui illuminent leur présence autour de nous. Le papillon est le paragon du talent infini de magicien de la nature. Au-delà de l’originalité dans la création des formes et des couleurs, l’exceptionnel est atteint par les diverses étapes de transformation de l’insecte tout au long de sa vie. Et plus particulièrement le passage à l’état de chrysalide, symbolisant la rupture totale entre deux créatures à l’opposé l’une de l’autre. Comme si le papillon avait trouvé la solution pour se réinventer, et rendre ainsi à son environnement ce qu’il a pu lui prélever par la violence. Capacité ultime qui semble totalement étrangère à l’intelligence arrogante de nos civilisations modernes.


« La pensée est chrysalide, la parole est papillon. »
— Louis-Philippe Robidoux

Le “pacha à deux queues”, ou “nymphale de l’arbousier”, est un papillon porte-queue pratiquant le vol plané. Il profite d’une pelure de kiwi pour faire le plein de vitamines

Le “pacha à deux queues”, ou “nymphale de l’arbousier”, est un papillon porte-queue pratiquant le vol plané. Il profite d’une pelure de kiwi pour faire le plein de vitamines