Ligne de flottaison

 

La ligne de flottaison présente un double sens, l’un physique, l’autre spirituel. N’étant pas physicien, je me contenterai de décrire le premier comme la limite entre un corps qui flotte, ou coule selon sa densité. Le second sens m’interpelle d’avantage. Non pas que je me considère comme un être pieux ou un philosophe humaniste, mais simplement parce qu’une spiritualité non religieuse influence d’avantage ma vie que la physique au sens pur. Mais dans les deux cas, cette ligne matérialise une frontière à la fois concrète et imaginaire entre deux mondes opposés. Cette dualité est à la base de l’équilibre subtil qui régit ma vie. Elle matérialise une frontière qui protège mon esprit de la syncope de ce monde des Hommes qui étouffe tout ce qu’il touche. Le salut de ma santé mentale est assurée par l’observation de mon environnement, principe à la base de ma quête car la contemplation du vivant et du minéral stimule la méditation. Ce concept de vie se résume en un mot, un nom commun, une fleur: la pâquerette.

Mon intérêt pour la pâquerette a déjà été décrit dans la biographie introduisant le site Anémochoria. Mais j’aurais du développer d’avantage mon ressenti à l’égard de cette discrète petite fleur qui est entrée de manière imméritée dans la métaphore de la langue française. Ainsi, je ne boude jamais mon plaisir de me retrouver au “ras-des-pâquerettes”, cette nouvelle frontière virtuelle sous laquelle il fait bon se perdre. Comme si la ligne de flottaison s’était inversée, et qu’il fallait concevoir de s’immerger à contre sens de l’instinct de survie le plus primaire pour reprendre enfin un souffle libérateur. Malgré quelques spécimens rebels, rejetant toute forme d’autorité en fleurissant tout au long de l’année à différentes altitudes, la pâquerette fait un retour remarqué au printemps, et à l’automne. Autant dire aux périodes les plus agréables. Alors que la végétation reverdit après la douloureuse brûlure du froid hivernal ou du soleil estival, les champs se parent d’un blanc tapis regorgeant de vie. Dans la comédie “Vous avez un message”, Meg Ryan trouve “les marguerites amicales”. Ce trait de caractère s’applique également à sa petite cousine des prés.


Le drapé soyeux des pétales de la pâquerette

Le drapé soyeux des pétales de la pâquerette


A quoi est du ce sentiment de sympathie qui émane de la pâquerette ? Peut-être à sa bonhomie tout en rondeur. Si je devais la dessiner, je le ferais comme dans mes souvenirs d’écolier: un portrait animé par des yeux espiègles et un sourire radieux. Elle répondrait ainsi à la bienveillance du soleil dans cette représentation artistique enfantine griffonnée sur papier Canson. Tout comme notre astre incandescent, la pâquerette éclaire son décor. D’abord de loin, lorsque le regard la réduit encore à une vague nappe blanche posée sur son tapis de verdure en guise d’invitation à un pique-nique naturaliste. Puis de prés, dans l’intimité d’une vision microscopique. Peu importe l’échelle de la carte, le menu proposé est toujours délicatement étoilé. Un coeur d’or auréolé de pétales nacrés, d’un blanc intense et perméable à la lumière du jour. Elle agit tel un diffuseur photographique par lequel elle partage un message éclairé avec l’environnement qui l’entoure.

L’analogie avec le soleil ne se limite pas à de subjectives ressemblances poétiques. Il existe un véritable lien qui lie le centre gravitationnel de notre système planétaire à cette petite fleur à la pointe de la technologie. A l’image de l’anémone (lire “Pétale photogénique”), la nyctinastie trahit chez elle une nature généreuse et philanthropique car, en calquant la fermeture de ses pétales sur la diminution de la lumière du jour, elle se transforme en abri idéal et réconfortant pour de nombreuses petites espèces d’insectes dépourvus à la tombée de la nuit. Cette complicité avec le soleil se prolonge en journée avec l’héliotropisme, capacité permettant à la fleur de suivre les rayons du soleil dans sa course céleste afin d’améliorer le processus de photosynthèse. Le champs de pâquerettes se transforme alors en une armée de radiotélescopes tendant une oreille attentive vers un point précis de l’espace, et s’orientant en parfaite synchronisation avec le mouvement orbital de la Terre.


Un champ de radiotélescopes suivant la course du soleil

Un champ de radiotélescopes suivant la course du soleil


Léonard de Vinci disait: “La simplicité est la sophistication suprême”. Cette citation pourrait être ma devise, de la même manière que la pâquerette serait mon emblème. Le rapport que j’entretiens avec ce besoin de simplicité est paradoxal, et devrait être diagnostiqué schizophrène. En effet, il est compliqué de justifier la débauche matérielle nécessaire en macrophotographie, soutenue par une solide expérience technique, pour pouvoir réaliser un travail épuré. La faible profondeur de champs facilite cette quête car la zone de netteté réduite met naturellement l’essentiel d’une photographie en relief (lire “Au détail prés”). Mais peu importe le profil qu’elle nous dévoile, l’anatomie harmonieuse de la pâquerette fait d’elle un sujet de luxe pour une séance de shooting. Ses formes féminines, drapées d’un soyeux habit de satin blanc et parfois rehaussées d’un élégant liseré rosé en guise de maquillage, constituent un réservoir d’inspiration inépuisable. Son coeur gourmand dévoile sobrement toute la générosité de sa nature en proposant d’appétissantes perles aux insectes pollinisateurs.

La pâquerette est un modèle de transparence. Pour la délicatesse de sa peau fleurie, mais aussi pour son intégrité intellectuelle. Il est parfois nécessaire de toucher le fond, en se couchant sous cette charmante ligne de floraison, pour s’élever spirituellement. Le désolant “ras-des-paquerettes” révèle un exemple de tolérance et d’intégration car il joue à la perfection son rôle dans l’équilibre naturelle de la vie. Tantôt forteresse nocturne pour les plus vulnérables, nurserie pour les nouvelles générations, ou encore table ronde pour chevaliers butineurs de nectar ou de pollen, elle n’en oublie pas moins les carnivores auxquels elle offre l’équité nécessaire afin d’assurer le rôle primordial de régulateur des populations qui leurs incombe. Les supers prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire, comme les araignées, se cachent sous la corole de pétales pour surprendre leurs proies, et assurer ainsi l’épanouissement de l’ensemble de l’éco-système. Nul besoin d’effeuiller chaque pétale de la pâquerette pour lui dire “je t’aime un peu, beaucoup, à la folie, passionnément !”


« Il est dans la nature de l’homme de piétiner ce qui est à terre »
— Eschyle

Une chrysomèle verte se réfugie pour la nuit au coeur d’une pâquerette

Une chrysomèle verte se réfugie pour la nuit au coeur d’une pâquerette