Au détail près
La terre féconde de la macrophotographie pourrait se résumer au rythme des vers du poème de Paul Fort, “Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite, cours-y vite. Le bonheur est dans le pré. Cours-y vite. Il va filer.” Alors je me hâte de suivre ce conseil avisé en transformant chaque opportunité en séance de shooting au ras du sol, ou le long des écorces. Mais pourquoi un tel acharnement à traquer inlassablement l’imperceptible ? Par esprit de contradiction bien-sûr: j’aime voir de près lorsque je suis loin. Et bien, nul doute que le “schmilblick” avancera mieux avec une telle tare. Au-delà du clin d’oeil à l’un de mes maîtres à penser, je fais référence à une névrose que je soigne avec des médicaments bien précis. Un téléobjectif doté d’une longue focale, et un objectif entièrement dédié à la macrophotographie. Matin, midi et soir. Des outils aux antipodes l’un de l’autre, et pourtant si proches et complémentaires dans leurs fonctionnalités. Ce qui pourrait paraître comme une obsession, s’est rapidement mué en philosophie de vie par la pratique.
Voir de loin, ou de près, impose des contraintes physiques et techniques similaires. Pour simplifier, “Tchin-tchin” d’Afflelou ! Olé, fallait réussir à la placer celle-ci (voilà, ça c’est fait…). Téléobjectif puissant ou objectif macro sont tous deux équipés d’un collier de fixation pour trépied. Ainsi, ce n’est plus le boîtier qui est fixé au support, mais l’objectif lui-même. Le gain en stabilité est indéniable car le centre de gravité est mieux respecté. Cet équilibre demeure précaire, et impose inévitablement l’acquisition d’un trépied et d’une rotule solides pouvant supporter plusieurs dizaines de kilogrammes de charge (jusqu’à 40 ou 60 kg chacun). Mais cette solidité est souvent synonyme de poids, malgré la généralisation du recours à des matériaux modernes comme le carbone (lire “Prise au vent”). Nous n’avons “rien sans rien”, et c’est très bien ainsi, malgré l’impatience que génère notre société, et ce besoin ridicule du “tout avoir tout de suite”.
Un épi indiscipliné sur la rousse chevelure de la pétasite des Pyrénées
Télé ou macro grossissent le sujet et le décor. En découle une suite logique de particularités qui met à mal l’apprentissage à ses débuts. Une compression des plans bien-sûr, le premier se confondant avec le second, puis avec le fond. Mais aussi une baisse de la luminosité dans le viseur. Ce bouleversement se traduit par un cadrage serré n’acceptant aucune imprécision, et une exposition donnant la priorité à la vitesse pour éviter tout risque de “flou de bougé” dû au fort taux de grossissement. Il est alors plus simple de comprendre l’importance de la solidité du trépied et de sa rotule dont les applications de stabilité sont multiples. Ce pouvoir de percer la vérité des détails permet à la vision humaine d’entrevoir ce qui semblait imperceptible auparavant. La contre-partie sont la rigueur et la précision qu’il est indispensable d’acquérir au plus vite afin d’élaborer une gymnastique de fondamentaux dont le recours facilite le travail de terrain. Une obstination à toute épreuve est indispensable pour maîtriser un tel matériel car le souffle discret d’un battement d’ailes de papillon se transforme en ouragan à l’autre bout du viseur, risquant de nuire fortement au résultat final.
Mais la particularité la plus fascinante est la diminution radicale de la profondeur de champs due à la puissance de grossissement. La zone de netteté est réduite à l’extrême, même en sélectionnant une petite ouverture de diaphragme pour l’augmenter par l’exposition. Et il est illusoire d’envisager une solution alternative avec une mise au point à l’infini par exemple avec un objectif dédié à la macro. “Vers l’infini et au-delà !” dirait Buzz l’Eclair du film d’animation “Toy Story”. Buzz a raison car il faut s’affranchir des limites. Ou bien s’en accommoder pour tirer profit des contraintes. Une version concrète et “terre à terre” de la notion d’affranchi, plus proche de celle de Martin Scorsese que des studios Pixar. Mais ce qui était un obstacle dans la théorie se transforme en mode de créativité redoutable permettant d’isoler un infime détail sur un fond de flou artistique. La courbure d’un pétale, la boule à facettes psychédélique du regard d’un insecte, une goutte de rosée. A contrario, le flou omniprésent plonge la couleur et la lumière d’arrière plan dans une dispersion de certitudes vaporeuses.
Les chatons d’une branche d’aulne sont mis en relief par une faible profondeur de champs
La macro est le parangon de la photographie de l’extrême. Non pas pour les difficultés géographiques ou météorologiques, mais pour les superlatifs du minimalisme qui lui sont associés. Un sac à dos en surpoids pour photographier un insecte ou une fleur de quelques grammes. Des heures interminables passées au ras-du-sol provençal, ou le long d’écorces insulaires. Armé d’un objectif dénué de bague de mise au point et dont l’unique option pour réaliser un focus parfait est d’avancer ou de reculer, soit à main levée, soit avec un rail micrométrique lorsque le terrain accepte le déploiement du trépied. En d’autres termes, “si tu avances et si tu recules, comment veux-tu que je…” Non mais ho, mal élevé ! “But what did you expect ?”. Donc je disais: comment veux-tu que je te photographie. La zone de netteté ne mesure que quelques millimètres. Généralement, juste au moment d’appuyer sur le déclencheur, un infime souffle de brise insignifiant transforme le viseur en tempête cyclonique de catégorie 5. Quand ce n’est pas l’insecte ou l’arachnide qui décide de bouger d’un imperceptible petit millimètre pour trouver un refuge fantomatique en eaux troubles. Et tout est à refaire: cadrage, exposition, et va-et-vient micrométrique pour le focus.
”Il va y avoir du sport, mais moi j'reste tranquille” chantait Silmarils. Ces paroles introduisent parfaitement la composition en macro. Un peu comme ces jeux dans lesquels il faut garder une bille en équilibre avant de la faire tomber dans le trou libérateur d’une migraine qui couve au fil des échecs successifs. Et pourtant, je suis accroc à ce fil du rasoir qui entaille la notion de maladresse. Il est source de satisfaction lorsque la réussite est enfin au rendez-vous. Impossible de pénétrer ce monde de l’infiniment petit sans s’exposer au test de mérite pour être adoubé par ses pairs. L’exposition est importante pour la réussite de tout travail photo. Mais la zone de netteté est primordiale justement parce qu’elle est réduite à son minimum, et qu’elle permet ainsi d’apporter une nouvelle vision du monde. Celle du pistil fécond d’une fleur, d’une antenne 5G d’un insecte, ou de tout autre détail perdu dans l’immensité de ce décor lilliputien. Mon grand-père a inconsciemment commencé ma formation en m’initiant au jeu des “7 erreurs” dans le Corse-Matin. L’observation minutieuse du moindre détail s’est développée au cours des dernières années, comme un instinct primaire au contact du monde sauvage.
La robe pailletée et incandescente de l’anthaxia magyar, relevée d’une paire d’yeux perçants
Un pré peut-être vaste de loin. Mais de près, son immensité est une certitude tant sa verdure représente une promesse infinie de détails magiques. Plus la technologie prend une hauteur outrancière avec les drones, et plus j’ai besoin de m’enterrer sous cette ligne de floraison dont je ne me lasserai jamais de décrire les beautés insoupçonnées. D’autant plus que les activités humaines détruisent inlassablement ce monde microscopique dans l’anonymat de son invisibilité. La véritable richesse ne s’évalue pas aux indices spéculatifs des bourses mondiales, mais à la concentration de vie dans un carré mesurable par un simple décimètre scolaire. En repérant un détail qui m’interpelle d’abord à hauteur d‘une vision d’Homme, je le redécouvre ensuite lorsqu’il apparaît dans mon viseur. Parfois, le sujet est si petit, qu’il m’impose un balayage de son secteur avant de parvenir enfin à le placer dans ma visée. Le marquage des observations au sol devient indispensable. Malgré la puissance de la technologie, cette dernière dépend parfois d’un vulgaire cure-dent monté d’un drapeau d’adhésif fluo planté devant un insignifiant détail qu’il serait dramatique de perdre de vue.
Dans son livre “La photographie: formes, lumière et couleur”, Roland Weber décrivait le concept de mise au point sélective. La zone de netteté minimaliste donne du relief à l’image finale en isolant le sujet sur un fond flou. Contrairement à une photographie classique, une profondeur de champs absolue est impossible en macro car cette dernière est naturellement réduite à une peau de chagrin de quelques millimètres. Autant en profiter pour libérer l’interprétation personnelle du photographe de l’environnement qui l’entoure. Ce qui est visible à l’oeil nu diffère au passage en mode “vision macro”. Ce n’est pas parce que je vois ce que j’aurai dans mon viseur, que je sais ce que je vais photographier tant le pouvoir de grossissement de ce matériel déstabilise mes croyances. Cette discipline est une source d’inspiration inépuisable qui n’a de cesse de remettre en question les limites de ma vision en mettant en évidence l’insoupçonnable. Pourquoi ne pas garder cette part d’incertitude pour celui qui découvrira mon travail, en guidant l’oeil du visiteur vers le détail inattendu qui aura attiré mon attention. La macro se mue ainsi en “haïku”, poème minimaliste japonais posant un regard intime et furtif sur le monde fascinant de l’infiniment petit.
Quelques années après l’évangile médiatique selon JC Van Damne, je commence à comprendre l’étendu idéologique de son fameux “be aware”. La nature est somme de toute chose car elle est présente de manière ostentatoire dans le gigantisme et la miniaturisation. La prise de conscience du monde de l’invisible facilite l’émerveillement. Mais il complique fortement mon travail de gestion du terrain familial. Il m’est impossible de débroussailler sans penser à tout ce que ma lame détruit par sa vitesse de rotation. Les hautes herbes servent d’abri, de source de nourriture, et de pouponnière. Croire naïvement que la nature a besoin de l’intervention humaine ne me console pas. Comme si une coupe disciplinaire imposée par la destruction avait des pouvoirs vertueux. Contrairement au paysagiste, un photographe est le témoin discret du monde. Ce n’est pas la fleur qui fait l’intérêt d’une photographie, et encore moins la photographie qui fait la finesse de cette fleur. La beauté découle de la symbiose parfaite entre l’outil et la délicatesse des détails qu’il révèle de son sujet. Il est impossible de comprendre un tout, sans être ébloui par un élément à première vue insignifiant. Le vivant ne se limite pas à un basic critère d’esthétisme tel qu’il existe dans notre société. Il s’épanouit naturellement en se diversifiant derrière chaque subtilité de l’évolution, de la plus simpliste à la plus perfectionnée. Il se cache dans les nuances d’une couleur, dans la richesse des formes. Ou tout simplement derrière un oeil fondu dans son décor, et attentif à chacun de mes mouvements. Avant d’être dans le pré, le bonheur se concentre dans un détail improbable vu de près.
« Pour juger le monde, il faut le voir de loin et l’avoir beaucoup vu de près »
Un épineux détail de plantain à feuilles en alène