Blanc bonnet, et bonnet noir
Il est compliqué d’écrire sur un sujet qui nous touche car il faut être bien luné pour traduire l’affectif en mots. Parfois, lorsque les meilleures conditions sont réunies, les idées s’enchaînent naturellement. D’autre fois, le syndrome de la page blanche musèle l’inspiration, comme s’il était plus simple de se presser le citron que le palpitant. La gestion de l’environnement direct est primordiale car de nombreux facteurs nocifs extérieurs peuvent interférer sur la qualité de la réflexion. Le N&B n’échappe pas à la règle. Pire, il la transcende tant il relève d’une sensibilité à fleur de peau. Ce dernier est l’une des plus belles manifestations artistiques de la photographie. Il s’agit d’un mode pionnier, naturellement épuré, et entièrement dédié à l’expression de l’essentiel. Ce sujet est incontournable tant il apporte une indéniable touche de poésie. Difficile pourtant d’imaginer l’importance du monochrome dans mon travail de photographe en parcourant le portfolio du site car il en est absent. Pourquoi une telle exclusion ? Peut-être pour couper les liens avec une ancienne vie. Ou parce que la couleur est un code de langage qu’il est impossible de bâillonner sans porter atteinte à la liberté d‘expression du vivant mis en lumière. En découvrant la profusion des teintes, j’ai l’impression que la palette de création n’a aucun limite. Cette constatation personnelle ne réduit en rien la beauté du N&B, bien au contraire car les domaines d’application de la photographie sont vastes. Cependant, “le saucisson faisant le lardon”, il est peut-être temps de rendre un hommage mérité au monochrome pour sa capacité naturelle à enrichir la vision humaine avec une fascinante simplicité.
Autoportrait réalisé au travers d’un jeu de miroirs. S’il peut s’accommoder de ma trogne, le N&B est définitivement universel
Après mes débuts dans la photographie, je me suis rapidement orienté vers le N&B. D’abord en utilisant des films négatifs Ilford, comme le FP4 125, le Delta 100, le HP5 400 ou le PanF 50. Puis Kodak avec Tmax 100 et 400. Après des utilisations dans diverses situations, mon choix s’est définitivement tourné vers Kodak, et la pellicule Tri-X 400 avec son grain emblématique. La pratique du monochrome est beaucoup plus subtile en argentique qu’avec du matériel numérique car il est impossible de ne pas tenter l’aventure du travail de laboratoire en développant soi-même les films. Il existe un lien étroit entre le négatif utilisé, et la chimie employée pour le développement, en particulier concernant le premier des trois bains, le révélateur. Pour le second bain, celui du “stop”, ou pour le troisième, celui du “fixateur”, les produits sont généralement assez basic. Il suffit de se limiter à mettre en pratique minutieusement les conseils des fabricants pour éviter les mauvaises surprises.
Les tests d’exposition des négatifs pratiqués sur le terrain se doublent d’expériences minutieuses sur le choix de ce révélateur. Le sacrifice de films est inévitable pour maîtriser ce travail de forge. Etant assez pointilleux, pour ne pas dire emmerdant, j’ai noté le moindre détail. Le taux de dissolution du révélateur, la température du bain (20°C conseillés), la durée du traitement et la fréquence d’agitation pour réactiver la solution en cours de processus. Cette pratique laborieuse est inévitable pour obtenir des conclusions précises indispensables pour un résultat final parfait. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas de filet de protection en argentique: une erreur se paye comptant ! La rigueur est une qualité indispensable pour acquérir une solide expérience, et s’adapter ainsi aux contraintes du labo. Comme par exemple les variations de températures en été modifiant considérablement la température optimum des bains lorsque le local n’est pas climatisé. Bien que les fabricants fournissent des tableaux détaillés pour les rapports révélateurs/négatifs, rien n’interdit de pousser les investigations pour explorer en profondeur la magie de cette technique chimique passionnante.
Le mouvement perpétuel de l’eau d’une rivière et d’une cascade
Le N&B est un mode qui va à l’essentiel. Nul besoin de course guerrière à la résolution à laquelle se livrent les fabricants car il s’exprime naturellement avec éloquence. Il s’accommode parfaitement d’une texture légère et velouté, et il excelle sous le poids des grains les plus grossiers. Il se suffit à lui-même, tel un dandy prince des apparences. Pour cette raison, mon choix s’est tourné vers les extrêmes, avec un négatif Ilford Pan F 50 d’une faible sensibilité synonyme d’une finesse de grain sans équivalent. Et bien-sûr, le légendaire Kodak Tri-X 400 pour son grain incomparable, et sa souplesse d’utilisation sous différentes conditions de luminosité. Puis je développais les deux films avec des révélateurs pour grains fins, comme Ilford ID-11, ou Kodak D-76. Le choix du révélateur peut paraître contradictoire concernant le grain épais de la Tri-X. Mais la motivation était purement personnelle car je trouvais que la texture grenue, en particulier dans les hautes lumières, gagnait en velouté.
Par contre, le choix du révélateur destiné au tirage papier fut beaucoup plus simple, et moins empirique. Pour cette étape finale, mes tests se sont principalement tournés vers la sélection du papier. Le bouche-à-oreille m’a orienté vers un support que je considère toujours comme sublime, le papier Bergger dans sa version barytée, mat au ton chaud, et une tenue en main de 280 grammes. Un pur moment de bonheur photographique, l’instant magique qui récompense de longues heures d’un travail acharné aussi bien sur le terrain, que dans le labo. Des entreprises spécialisées dans le tirage papier proposent bien-sûr des papiers barytes d’une très grande qualité. Malgré les exploits de la technologie, et le développement de logiciels sur-puissants simulant en quelques secondes de retouche numérique une expérience acquise de longue haleine, il est impossible de recréer artificiellement l’ambiance d’un labo sous lumière rouge. Et encore moins la promesse d’une photographie latente apparaissant comme par magie sur la feuille de papier plongée dans le révélateur.
Après “le Monde selon Garp” de John Irving, voici le monde au travers un tube d’évacuation des eaux de pluie
Le N&B est lumineux. Il personnifie parfaitement la photographie en tant que matière, ou technique d’expression. En digne successeur des grands peintres, passés maîtres dans l’art du clair obscure, il présente cette faculté de pouvoir s’accommoder d’une large palette de luminosités différentes, de la plus discrète à la plus éclatante, tout en se jouant des lignes de fuite et des perspectives. En favorisant les contrastes, il donne du relief à une scène, à un sujet. Oui je sais, ça fait un peu-beaucoup de “il”. D’un autre côté, je suis né insulaire. Alors tourner en rond est endémique chez moi. Mais revenons en à ma vision du N&B. Ce qui me fascine le plus est la facilité avec laquelle le monochrome prend la vision humaine à contre-pied. Si l’information de couleur disparait, l’attention sera captivée par ce que l’esprit considère comme essentiel dans la lecture d’une photographie. Le N&B fait ainsi appel à une mythologie profonde et personnelle, propre à chacun d’entre nous.
La monochromie aurait pu être le nom donné à une maladie. Qui sait, peut-être bien au final: plus rien ne m’étonne, mais tout me choque ! Pourtant, il s’agit d’un merveilleux terrain de jeu qui demande une certaine sensibilité, et beaucoup de travail pour maîtriser parfaitement l’exposition, et exploiter ainsi pleinement la subtilité de la lumière. La cellule d’un appareil photo voit naturellement en N&B, et peu importe l’altitude de sa gamme, qu’elle tutoie les sommets de la technologie, ou les abysses de la médiocrité. Je dirais même que cette cellule voit en gris 18%. Une petite plaque de référence en plastique est toujours rangée dans mon sac. Elle représente un dégradé de gris allant du blanc au noir, en passant bien-sûr par cet étalon de 18%. Pour être plus concret, une feuille blanche photographiée sans aucune correction d’exposition apparaîtra “grise 18%”. Idem pour une feuille noire. La photographie est une cellule de crise pour laquelle tous les chats sont gris, de jour comme de nuit.
Détail coloré d’un village: à l’origine, il s’agit d’une diapo Fuji Provia 100 F scannée
Lorsque la mesure de la lumière se fait sur l’ensemble d’une scène avec un mode matricielle divisant le viseur en plusieurs zones, le microprocesseur du boîtier propose une moyenne qui correspond souvent à une exposition idéale. Mais pour contourner les pièges qui mettent en difficulté le système le plus perfectionné, comme la réverbération de la neige ou de la mer, il est préférable de basculer sur un mode permettant d’isoler la zone que l’on souhaite exposer en priorité. La mesure spot est alors la plus adaptée car elle se concentre sur un point très réduit d’un décor. Que ce soit pour un paysage contrasté, ou un personnage éclairé par une lumière artificielle sur une scène de théâtre par exemple, la mesure se fera sur une zone limitée représentant 1 à 3% de l’ensemble du viseur. Il est alors possible d’obtenir une exposition précise sur un visage ou un objet particulier, en apportant une correction afin d’éclaircir ou d’assombrir en fonction de l’effet recherché par la libre interprétation du photographe.
Il est ainsi possible de “placer” les lumières autour de cette fameuse référence de gris 18%. L’américain Ansel Adams (1902-1984) mit au point une technique connue sous le nom de “zone système” qu’il appliqua principalement aux grandioses paysages nord-américains. Il exposait ses photographies de manière à obtenir des noirs profonds et des blancs éclatants, en veillant à maintenir un dégradé de nuances de gris. Il poussa la maîtrise du concept jusqu’à adapter le développement de ses films en fonction des conditions de luminosité qu’il rencontra sur le terrain pour chaque cliché. Le but suprême était d’obtenir l’image parfaite pouvant proposer une forte latitude d’exposition, en affichant des détails dans les hautes et les basses lumières. Puriste et pionnier de la photographie N&B, comment Ansel Adams aurait-il perçu la possibilité technique qu’offre le numérique permettant de combiner une image monochrome associée à une légère touche colorée de la scène originale ? Nul doute qu’il n’aurait de cesse d’exploiter cette opportunité pour en tirer le meilleur.
La tâche de certaines professions n’a nulle besoin de couleur pour trahir la pénibilité au quotidien
Le N&B est le compagnon idéal pour les reportages. Son témoignage est “cash”, et sans fioriture. Un franc-parler silencieux qui tranche avec la langue de bois actuelle, me faisant regretter la cacophonie stérile de la société dans laquelle je me débats. Durant de nombreuses années, il m’a permis de porter un regard sans concession sur le monde professionnel. Photographier des employés ou des artisans dans l’intimité de leur activité m’a apporté un enrichissement spirituel inestimable, et la bouleversante satisfaction d’avoir su gagner la confiance de ces talents anonymes du quotidien. Le plus beau compliment qu’il m’est été donné de recevoir fut: “Nous avons oublié que tu étais là !” Cette discrétion est toujours une règle fondamentale de ma philosophie. Etre silencieux pour que le sujet puisse s’exprimer librement, est régi par le même respect que celui qui m’oblige à parcourir les champs de pâquerettes sur la pointe des pieds. Le camouflage n’est pas un tissu militaire bariolé, mais un état d’esprit indispensable pour figer le vivant dans son milieu naturel.
Peu importe le support ou la technique, pourvu d’avoir l’ivresse ! Le N&B est un témoignage intemporel. Et ce ne sont pas mes films Kodak Tri-X, qui hibernent paisiblement dans mon congélateur pour ne pas succomber au couperet fatidique de la date limite de consommation, qui me contrediront. Le N&B personnifie la photographie humaniste car il révèle à son tour les traits des visages, les ombres latentes ou les formes qui nous entourent. Il présente cette capacité naturelle de subjuguer la simplicité en exposant à la lumière l’essence vitale du quotidien. Je regrette de ne pas avoir su le traduire en macro car il est une source d’inspiration infinie. Mais la couleur fait partie intégrante de la vie, et il serait dommage de se priver d’un mode d’expression admirable. Si le dégradé de gris m’a longtemps permis de garder un semblant de contact avec une société à laquelle je ne parviens plus à m’identifier, la palette des couleurs m’aura appris à déchiffrer l’abécédaire d’un monde sauvage et invisible qui me redonne foi en ce monde. Les formes développées par la nature au cours de l’évolution sont surprenantes, et l’émerveillement est indissociable des codes de couleurs. L’invitation écarlate d’une fleur au nectar sucré, la mise en garde flamboyante d’un menu hypothétique à la saveur empoisonnée, la discrétion du treillis de la proie en réponse à l’affût patient de son prédateur.
« La photographie est la littérature de l’oeil »
L’hiver est la saison propice pour réparer les coques des bateaux en bois. Le grain sublime de la légendaire Kodak Tri-X 400.