En équilibre
“L’altise des mauves”, une minuscule chrysomèle de quelques millimètres. Son régime alimentaire est phytophage. Elle se nourrit de feuilles, ce qui sous-entend souvent une réputation de nuisible pour les cultures, et les plantes au sens large. Mais le fil rouge de ce billet n’est pas un procès d’intention à l’encontre de cet insecte car la notion de “nuisible” est relative dès qu’il faut émettre un jugement sur l’état général de notre planète. Celui qui m’intéresse ne porte guère d’attention à la couleur de son apparence car sa nature est avant tout radicale. Il s’agit de celui du rasoir, dont le tranchant rend l’équilibre précaire.
Coluche avait écrit que si les sportifs étaient aussi “cons” à l’arrivée qu’au départ, c’est parce que le temps d’une course, ils ne se demandaient pas pourquoi ils couraient. Pour un photographe, le constat est le même. L’émotion n’est pas identique dans l’action, que lors de la découverte d’une image devant un écran à tête reposée. L’intérêt du travail de post-production est la relecture de la matière photographiée. Corriger les erreurs commises, comprendre son sujet, et revivre la richesse d’instants furtifs perdus à jamais. Cette photo m’intéresse car je la trouve touchante. Elle symbolise une fragilité et une discrétion auxquelles je suis sensible. Un minuscule insecte sur une feuille sèche en équilibre précaire.
Mon oeil fut d’abord attiré par la feuille. Puis, en me rapprochant pour prendre la photo, l’altise apparut. Elle modifia immédiatement la composition et le sens de l’image. Comme de nombreux insectes, cette chrysomèle est très active. Elle court dans tous les sens. Elle explore le moindre recoin, parcourant la feuille de long en large, et en travers. Il devient compliquer de la poursuivre pour faire le point, et lui donner ainsi l’importance qu’elle mérite. Chaque infime brise de vent affole les mesures sismiques, rendant le cadrage encore plus instable, et le décor plus éphémère. L’ensemble ne tient sur le fil du rasoir que par la redoutable efficacité du tissage d’une araignée inspirée. J’hésite la comparaison entre les câbles de conception d’un pont suspendu comme celui du Golden Gate de San Francisco, et ceux de la baume d’un mat de voilier sur lesquels repose la grande voile. Pourquoi tant de hâte ? Est-ce ma présence qui la perturbe ?
Conscient de la difficulté de survivre dans la nature où les règles de vie sont implacables et parfois cruelles, je n’en suis pas moins fasciné par la simplicité de ce monde injustement qualifié de “sauvage”. J’admire cet épanouissement qui se contente du strict nécessaire vital, sans ce besoin matérialiste qui empoisonne nos sociétés prisonnières de la sur-consommation. J’avoue prendre plaisir à observer de telles scènes, sans éprouver la nécessité d’utiliser mon boîtier. Peut-être existe-t-il une barrière de dégustation entre le silence d’un spectateur passif, et le témoignage actif du cliché de macrophotographie. Comme me l’a dit un jour un ami: “Il existe des petits bonheurs qui ne sont que pour ta gueule !” Il est important de savoir les reconnaître pour les savourer pleinement dans l’intimité d’une réflexion personnelle.
Les mots ont des sens cachés, les photos aussi. La civilisation est un cercle vicieux qui alimente son auto-esclavagisme. Le sauvage est un état d’auto-suffisance dans lequel tout se recycle à l’infini. Il en découle une liberté absolue que seuls nos ancêtres “chasseurs-cueilleurs” connaissaient. Une culture de l’utile, dans laquelle une feuille se développe sur la branche d’un arbre. Elle sert d’abri, ou de nourriture. Elle rend possible la photosynthèse, et contribue ainsi au miracle d’une atmosphère saine et respirable. Au crépuscule de sa vie, elle sèche pour se décrocher et tomber au sol où elle enrichit l’humus produit par les organismes qui la recyclent. Parfois elle ne touche pas terre immédiatement. Elle fait une improbable escale, freinée dans sa chute par un fil d’araignée. Elle redessine le décor d’un insecte minuscule, qu’elle met en pleine lumière sous l’objectif d’un photographe, avant de pousser ce dernier à réfléchir sur la magie d’une existence insignifiante.
Cet équilibre n’est pas un vulgaire pied de nez défiant les règles de la gravité, basculant dans le chaos dès que le point de non retour est dépassé. Au contraire, il accompagne le cours d’une vie. Il nait sur une branche en amont, et termine son parcours en aval dans le désordre fertile qui règne au pied d’un arbre. La chute est l’essence de cet équilibre car elle scelle définitivement la noblesse d’un cycle vertueux, bâtissant un pont entre la canopée et le sol. Une anémochorie spirituelle reliant le ciel et la terre.
« Il y a quatre types idéals : le crétin, l’imbécile, le stupide et le fou. Le normal, c’est le mélange équilibré des quatres. »
Une altise des mauves se promène sur une feuille de chêne