Quai des brumes

 

Il y a quelque chose de mystique dans un quai. Une arrivée, ou un départ. Un début, ou une fin. Il existe de nombreuses expressions pour d’écrire cette idée de dualité, comme autant d’opposition de style, ou de conflit entre deux mondes. Le bien contre le mal. Le beau face au laid. Le “yin et le yang”.

Cette image fait partie d’une longue série spécialisée sur la mer Méditerranée. Les “cartes postales” sont aussi simples à réaliser, qu’elle n’ont pas un grand intérêt artistique. Puis un doute a ralenti ma production. Il s’agit d’avantage d’un cas de conscience, que d’une simple lassitude. Il m’est alors devenu impossible de présenter une partie de mon travail montrant un aspect du littoral dont la nature allait à l’encontre de mes convictions. Ce quai symbolise mon dégoût pour le béton à outrance. Des milliers de kilomètres sont défigurés par un acharnement anarchique de constructions sans limite. Des propriétés, des ports, des plages privatisant l’accès à la mer. Un individualisme qui tourne à la farce de mauvais goût lorsque ces infrastructures se transforment en ruines faute d’entretien face à l’érosion.

Pourquoi ne pas choisir un ponton ? Une solution flottante, souvent en bois, adaptée à une utilisation estivale car elle pourra être démontée lorsque “la bise fut venue”. Peut-être dans un projet futur car aujourd’hui, cet ouvrage n’existe plus. La mer a repris une partie de ses droits. Mais le mal est fait au fond car il est rare que les lieux soient nettoyés et rendus à leur virginité naturelle. Le droit de dénaturer un décor est plus rentable que celui de le réparer, en particulier selon des critères du nombrilisme ambiant. Le pot de terre ne doit plus combattre son homologue de fer, mais un nouvel ennemi bien plus puissant, le pot de vin.

La mesure de l’exposition a été faite à l’aide d’un spotmètre orienté vers les basses lumières de la scène. Le but est de privilégier les détails dans les ombres que la surexposition dévoile, là où se cachent les pierres du quai. Le travail de traitement logiciel s’est limité à la désaturation de la couleur. La photo finale est en noir et blanc, à l’exception de la partie inférieure qui garde la couleur bleutée de la mer. L’effet recherché est celui de la “menthe glaciale”. Il aurait été impossible d’atteindre cette impression de froid en été avec les lézards qui dorment dessus, le cul-cul à l’air. L’hiver est une saison intéressante car il révèle le caractère inutile de ce décor artificiel.

Pourtant la symbolique aurait pu être belle. Un quai comme le lien entre deux mondes, entre deux éléments si caractéristiques de ce que nous sommes: l’eau et la terre. A l’image de cette publicité sublime de 1988 pour le parfum Fahrenheit de Christian Dior. Un homme marche sur un ponton de bois. Il se dirige vers la mer. Arrivé au bout, il se retrouve face au désert qu’il vient de traverser, l’horizon de mer ayant alors basculé derrière lui. Une allégorie poétique de cette schizophrénie dont souffre notre société moderne. Vivre au bord de la mer pour sa beauté, tout en la remodelant avec un pied-de-biche. Profiter de ses bienfaits, en la souillant de déchets en signe de gratitude.

L’ambiance générale est marquée par une solitude fantomatique. Elle révèle ce à quoi pourrait ressembler notre monde si l’Homme disparaissait brutalement de la surface de la planète. Que restera-t-il de notre passage dans plusieurs millions d’années ? Sur une échelle de temps géologique, notre empreinte sera aussi infime qu’elle aura été vaniteuse. Un carottage des sols indiquera la richesse minérale de la lithosphère. Ne subsistera alors qu’une strate discrète correspondant à notre héritage, et dont la composition chimique sera inconnue du tableau périodique des éléments de Mendeleïev. Un dépôt sédimentaire d’égocentrisme, d’inconscience et de folie furieuse.


« J’espère que le fond de la mer est étanche. »
— Philippe Geluck - "Ma langue au chat"

Un quai de débarquement en pierre

Un quai de débarquement en pierre