Opéra de titans

Le vent souffle un air de diva, les fleurs s’agitent frénétiquement sous l’objectif de macrophotographie, les insectes interrompent leur trafic aérien. Il est temps de lever la tête afin d’assister à un spectacle auquel il est impossible d’être indifférent, en particulier lorsque le hasard vous invite aux premières loges. La scène est prestigieuse, une Scala milanaise à ciel ouvert au coeur du golfe d’Ajaccio.

Cet opéra des titans est l’une des oeuvres majeures de la nature. La partition est millénaire, et les musiciens expérimentés. Le mistral oriente les vents. Les ondes des vagues coordonnent les percussions. Les courants marins accordent les violons pour que l’archer de l’érosion puisse glisser le long des cordes du granite. Enfin, le maelström dirige le concert en substituant le tintamarre des instruments par un tourbillon d’écume dans la fosse d’orchestre. L’interprétation est puissante, menée tambour battant contre les embruns iodés. Autant le dire crûment, on s’en prend plein la gueule: une grosse claque ! Pour le meilleur, une oeuvre titanesque et dont il est impossible de se lasser. Et pour le pire car il faudra consacrer de nombreuses heures au nettoyage du matériel.

L’un des personnages principaux est le granite. Son enfance fut un long fleuve magmatique. Il s’est composé sous la clef de sol, de différentes notes de quartz, feldspaths et micas. A l’adolescence, son tempérament est malléable, lui permettant ainsi de se glisser dans la moindre faille minérale pour sculpter son corps d’adulte. Mais dès qu’il vieillit, son caractère s’endurcit. Le quartz sera d’ailleurs le trait qui refroidira sur la fin pour modeler les finitions. Son talent est révélé par un second personnage de cette oeuvre lyrique majeure, l’érosion. Cette dernière lui permettra d’apparaître au grand jour après avoir patiemment éliminé les rivaux les plus tendres. Avec une composition variant en fonction des théâtres géographiques des représentations, le granite arbore parfois un costume de couleurs différentes. Mais son caractère trempé reste le même. Il alterne les facettes miroitantes des micas, et celles plus cristallines et vitrifiées des quartz et feldpaths. Son imposante carrure est celle d’un pilier incontournable du paysage artistique, étincelant et brillant de mille feux sous les rayons du soleil tel un phare de nature plutonique.

Le granite est un personnage que je crains et que j’admire. Il est soupe au lait, et il vaut mieux ne pas se frotter à la rugosité de son caractère. La répartie de ses facettes pointues et acerbes sanctionne la moindre maladresse de démarche à son égard, et elle blesse en écorchant notre amour propre. Mais il est attachant car il se livre sans concession pour lutter contre les éléments qui n’ont de cesse de revenir à la charge contre lui. Il oppose sa carrure de gladiateur à des ennemis qui ont choisi la patience pour le terrasser dans ce colisée minéral. Il mène vaillamment un combat perdu d’avance, tel un Don Quichotte droit dans ses bottes, luttant contre vents et marées. Mais ses bottes sont fragiles, perméables, et font de lui un colosse au pieds d’argile. Force est de constater que l’oeuvre ce terminera par un drame. La trahison viendra finalement du personnage qui aura découvert son talent, l’érosion. Sous différentes formes, l’érosion n’a de cesse de se glisser sournoisement autour de lui pour “sucer la substantifique moelle” d’une roche sublime faisant la fierté de notre théâtre quotidien.

Tantôt obélisque sur lequel s’écrit l’histoire, sculpture en l’honneur d’un grand nom de ce monde, ou décoration d’un intérieur de prestige, le granite est une hymne au combat que mène la matière contre l’usure du temps. Un chant révolutionnaire s’opposant à l’oppression de la molécule jetable à usage unique de notre société. Il apparaît comme un symbole qui aurait pu être composé par un nouveau Rouget de l’Isle de beauté, mélangeant habilement des tempos irréguliers, sur un fond de roche rosée. Lento, moderato, allegro ou agitato. Autant de termes musicaux qui décrivent la richesse des épreuves qui ont rythmé la vie du granite. La chaleur du cocon magmatique maternel. Une lente adolescence plutonique dans l’anonymat de la croute terrestre. Une étincelante carrière aux yeux de tous. Puis une dissolution méthodique par l’eau, le vent et le soleil. Un sabotage obsessionnel et minutieux alternant inlassablement les caprices de la météo. Mais comme le phénix, le granite renaîtra de ses cendres car chaque atome ira enrichir la formation d’une future roche détritique. L’immortalité sous les traits d’une anémochorie sédimentaire perpétuelle.


« Quand mes sabots retombent sur ce sol de granite, j’entends le son sourd, mat et puissant que je cherche en peinture. »
— Paul Gauguin

L’érosion sculpte le granite en taffoni

L’érosion sculpte le granite en taffoni