Pot de moutarde

L’architecture, l’urbanisme, et la vie en communauté. Sur la forme, les façades sont une source d’inspiration inépuisable tant le travail des architectes est fascinant. Géométrie, symétrie, décoration. Sur le fond, ce qui se cache derrière est moins remarquable. Nuisances sonores, et incivilité. Le rythme frénétiques des constructions est inquiétant tant les villes se transforment en champs sur lesquels se multiplient les champignons avides d’espace à coloniser. Béton, sur-population, pollution. Il vaut mieux un petit “chez soi” isolé, quitte à devoir prendre le risque d’oublier le pot de moutarde en faisant les courses, que d’avoir à supporter un entassement urbain qui n’est plus de dimension humaine.

Certains affirment que l’Histoire de l’humanité a commencé avec le développement de l’écriture. Et si cette dernière avait débuté avec un amoncellement de pierres laissant peu de place au hasard. L’architecture est le premier langage universel ayant traversé les âges. Cet héritage culturel nous raconte l’histoire des hommes au travers du génie bâtisseur. Les fouilles archéologiques mettant à jour des villages millénaires permettent de découvrir les coutumes et usages de civilisations disparues en lisant dans l’organisation des fondations des maisons. Les premiers textes n’étaient-ils pas gravés dans la pierre ? L’architecture est l’une des plus belles manifestations de l’esprit humain. La maîtrise suprême des forces et des contraintes de la physique. L’élaboration d’outils efficaces et de matériaux adaptés, cette capacité d’apprentissage faisant de l’homme un exemple d’adaptation darwinienne. Des pyramides de Gizeh à celle du Louvre, des souverains ont traversé les époques parce qu’ils étaient des bâtisseurs. Ils savaient que l’architecture leur permettrait de laisser une empreinte durable dans l’histoire. La grandeur de certains édifices en dit plus sur leurs commanditaires et architectes, que toutes les biographies réunies car ce sont des témoignages directs.
Peu importe les époques, les cultures, les croyances, ou l’état de conservation d’une construction, la fascination reste la même. L’architecte est l’écrivain qui utilise l’alphabet de la géométrie pour mettre en forme son histoire. De subtiles jeux de lumière lui permettent de guider les yeux de son lecteur le long des lignes qu’il trace sur les pages des maisons. Avec un minimum d’imagination et d’observation, il est alors possible de se promener dans les rues et ruelles en lisant les façades comme dans un livre ouvert.

Si je devais décrire mon expérience de l’architecture, elle se limiterait au plaisir de réaliser quelques images de maisons ou d’immeubles en tentant à mon tour de jouer avec les lignes, ou les matériaux. L’usure de l’âge est aussi intéressante car elle apporte une touche particulière à la texture. Mais j’ai perdu le plaisir de me perdre dans les méandres de ces pages car je me sens en décalage dans cette bibliothèque effrayante que représente une ville. La beauté de l’architecture s’est effacée face à ce qui ressemble à une oeuvre déconcertante de Stephen King. Une façade ne m’inspire plus le génie créatif d’un architecte, mais un clapier dans lequel s’entasse en masse un puzzle d’esprits humains. Un bruit incessant, une torture sonore, ce n’est pas un hasard si ces nuisances sont régies par le code de la santé publique. Comme Cary Grant poursuivi par un avion dans “La mort aux trousses” d’Alfred Hitchcock, le son assourdissant des télés que je tente de fuir en vain finit toujours par me rattraper. Avec l’explosion des chaînes de la TNT ou de la fibre optique, le pourcentage du “bousin” augmente sur les listes de programmes car la télé est le parangon du capharnaüm urbain. Elle symbolise l’absence d’intimité, et la désagréable impression de vivre chez le voisin. Vous aurez beau avoir le plus bel appartement au monde, la plus belle maison, la qualité de vie ne dépendra pas de la vue ou du nombre de salle de bain, mais bien du voisinage. Un environnement qui hurle sa vie au travers des murs de briques, ou ceux en pixels des réseaux sociaux sur lesquels il étale sa vie.

L’esprit de l’architecture s’est noyé dans cet océan de béton. A moins qu’il n’ait été dévoré par un léviathan animé d’un appétit insatiable pour les espaces naturels qu’il n’a de cesse de transformer en réseaux routiers, en quartiers habitables, ou centres commerciaux. Qu’il est triste d’être né dans une région touristique car les changements sont brutaux. Le pot de moutarde mérite-t-il de voir les sites sublimes défigurés pour la cupidité des uns, et la convoitise des autres ? Il y a un paradoxe, pour ne pas dire une pathologie, à souhaiter dénaturer la beauté d’un paysage par une construction. Il s’agit d’un acte d’autodestruction qui finira inévitablement par se retourner contre l’aveuglement de son auteur. Le paradis tant recherché s’est transformé à son tour en enfer invivable qu’il faut fuir. Un cercle vicieux, et non vertueux. Un peu à l’image de la fable de Jean de La Fontaine dans laquelle la grenouille souhaitait devenir aussi grosse qu’un boeuf. Peut-être le symbole de l’éclatement d’une bulle spéculative.

Je suis triste de ne plus être sensible à cet acte fort de création de l’architecture. La pollution au sens large a eu raison de ce plaisir simple, bien que l’émotion était loin de celle d’un syndrome de Stendhal. L’empoisonnement de l’air témoigne de la surpopulation urbaine par la multiplication des véhicules, et des moyens de transport. Les murs des édifices portent sur eux les stigmates noirs d’une peste carbonique qui les ronge. Une brûlure pour les yeux, dont il devient compliqué d’analyser la nature des larmes, due à l’acidité des gaz ou à la laideur qui étend toujours plus l’étreinte de ses tentacules. Ma grand-mère me racontait qu’elle avait vu les lumières de la ville s’étaler toujours plus loin tout au long de sa vie, jusqu’à atteindre ce que les anciens considéraient comme le “bout du monde”, inhabitable et inhospitalier. Connecté à la fibre aujourd’hui. Mais il est pire d’entendre, que de voir. Croiser une personne aux traits peu commodes laisse toujours la chance d’espérer découvrir une personne intéressante. Entendre un voisin laisse peu de place au suspense car vous prenez connaissance du contenu sans même avoir vu le contenant. Les habitudes, les goûts et les opinions. Il est possible de chausser une paire de souliers d’une vingtaine d’euros avant de les acheter. Mais il est impossible d’essayer un logement avant de prendre un crédit sur plusieurs décennies pour acquérir un “chez-soi” ! Cocasse, non ? Dommage, car le niveau de savoir-vivre actuel réserve d’avantage de mauvaises surprises.

L’architecture n’est finalement qu’un agréable glaçage servant à masquer le constat amer d’une civilisation autodestructive de l’opulence et du gaspillage. Avec mon mètre quatre-vingt-dix, ma tête est plus proche des pieds du voisin du dessus, que des miens. Après un tel constat, je suis prêt à sacrifier mon confort, et le droit d’oublier le pot de moutarde pour une vie retirée, loin de la civilisation et de son confort relatif. Peu importe la forme, ou la taille, pourvu qu’il y est l’intimité d’un véritable “chez-soi”. Certains anthropologues affirment que l’humanité a choisi ce chemin de folie en basculant d’une société de chasseurs-cueilleurs à celle plus sédentaire que nous connaissons aujourd'hui. L’entassement dans les clapiers urbains ressemble à un retour en arrière, à une époque où la survie dépendait de l’instinct grégaire du troupeau. Survivre ensemble, plutôt que de vivre isolé. Et si le pot de moutarde est accessible au plus grand nombre, le silence est devenu un luxe réservé à une infime minorité chanceuse.


« L’architecture est le grand livre de l’humanité, l’expression principale de l’homme à ses divers états de développement, soit comme force, soit comme intelligence. »
— Victor Hugo

Une façade d’immeuble, dont la perception est déformée par l’angle de vision

Une façade d’immeuble, dont la perception est déformée par l’angle de vision

Christian Laudato