Ombre invisible
Il est amusant de voir à quel point je me suis attaché à cette petite caméra. J’apprécie sa simplicité d’utilisation, et sa taille réduite qui me permet de l’emporter où que j’aille. Elle est devenue le témoin de mon mariage avec la photographie. Moi qui suis discret en temps normal, protégeant jalousement mon intimité, je me surprends à lui accorder un droit de regard sur cette mémoire invisible qui se cache derrière chacune de mes photos. Son grand angle me permet de prendre du recul sur le monde qui m’entoure, et m’aide ainsi à entretenir une ouverture d’esprit qui pourrait trouver un écho symbolique dans le Yin et Yang.
En temps normal, en décortiquant cette image, je me dirais qu’il fallait vraiment être débile pour se faire piéger ainsi par une ombre portée par une lumière décroissante de fin de journée. N’importe quel logiciel de retouche me permettrait d’effacer ce désagréable petit caillou dans la chaussure d’un perfectionniste obsessionnel. Et pourtant, le souvenir de ce décor n’aurait plus aucun sens si je devais commettre l’offense de retirer l’essence même du pur bonheur qu’il m’aura apporté durant de nombreuses heures, au cours de journées qui n’avaient de défaut que la vitesse frustrante à laquelle elles se terminaient. Est-ce que je lève le bras pour prendre une photo ? Ou suis-je en train de faire signe à quelqu’un ? Un peu des deux sûrement.
Ma photothèque est composée de clichés généralistes de ce site. Et pourtant, je ne parviens pas à les proposer en précisant son nom. Ce dernier reste secret, comme s’il fallait le taire pour protéger l’ensemble. Il est en lisière d’un grand centre urbain, et j’ai toujours la crainte qu’il ne soit un jour défiguré par la convoitise des plus cupides. Rien d’étrange car je suis convaincu d’y avoir laissé d’avantage d’empreintes de genoux à farfouiller le sol, que de pas pour avancer. Autant dire qu’il s’agissait d’un chemin de pèlerinage pour mes épaules qui portait la croix de mon matériel. Dommage que certains religieux n’aient pas autant de foi qu’un être haté. Bien que je me sois haté plus d’une foi pour admirer les miracles que dame nature ne rend visible qu’à ceux qui prennent le temps de porter un regard spirituel. Un sol dont les voies ne sont pas impénétrables, mais percées à jour par une faune et une flore aux traits et tiges improbables. Robert Doisneau appréciait la visée “tête baissée” qu’imposait son Rolleiflex pour la posture d’humilité qui s’en dégageait. Etre à genoux pour photographier l’infiniment fragile n’est pas éloigné de la philosophie artistique de ce grand maître. Je me sens en harmonie avec cette moquette qui maltraite mes genoux. Un tapis volant aux quatre vents des saisons, m’obligeant à courber un dos abîmé et douloureux. Le dos rond n’est pas une position de soumission car il est dangereux de “faire le canard” en sachant qu’il y a toujours le risque de croiser la route d’un chasseur aviné, ou d’une nerveuse émotivité. Il s’agit d’un acte de pénitence, de reconnaissance pour les merveilles que ce monde perdu nous offre. Malheureusement sans contre partie car tous les visiteurs n’ont pas conscience de leur chance. Ou pire, s’en moquent.
Ce lieu est riche d’un pouvoir mystique. Impossible de trouver un équivalent tant la comparaison serait une offense d’ingratitude vis à vis des trésors qui s’y cachent. S’il ne soigne pas tous les maux, il trouve les bons pour répondre aux questions qui se posent au cours d’une vie. Il m’a aidé à supporter le poids d’une région dans laquelle je ne trouvais plus ma place. Il a répondu de manière progressive. D’abord par l’immersion dans l’immensité de l’infiniment petit. Puis par la visite intriguée de certains chiens. Il faut dire que la position de macrophotographie permet de se sentir le cul, et de faire ainsi plus facilement connaissance. Je suis convaincu qu’après l’écriture, le chien est la plus belle réussite de l’homme (la tarte tatin étant celle de la femme, mais non je plaisante, c’est celle au citron). Pupuce, la mascotte souriante. Un grand amateur de poulet rôti et de spaghetti au carotte ou au courgette. Nina, amatrice de balles de tennis. Câline et joueuse, la femme idéale donc. Burton, amateur d’olives non dénoyautées. Un pied de nez de la nature à la science, castré et pourtant un vigoureux danseur de lambada. Hélios, aussi obsessionnel que moi, mais dans un autre domaine. Un amateur de bâton volant, infatigable malgré ses courses incessantes. La reine Margot, la chipie clochette à laquelle il ne manque que la parole ! Amatrice de fagot de bois. Et puis tous ceux qui nous ont quitté car derrière chaque chien se cache un peu plus qu’un simple animal de compagnie, et des personnages que l’on croise malheureusement moins souvent. Enfin, il y a un numéro de téléphone, souvent des portables bien-sûr, apparaissant dans l’agenda aux noms des toutous respectifs, et correspondant au dernier étage de la fusée. Celui des bipèdes qui portent un sac à dos avec l’eau et les croquettes, comme la musette de ravitaillement des coureurs du Tour de France. Certainement l’étage le plus particulier en ce qui me concerne car je n’avais plus l’habitude de nouer de véritables amitiés. Une jolie occasion d’embrasser très fort Monique, et Guy. Si vous passez par là les copains, avec ou sans les bâtons de marche, ne changez rien !!!
L’ombre que je projette sur cette photo est la même que toutes les présences que ce décor a mis sur mon chemin. Bien qu’invisibles en ce moment, elle n’en restent pas moins présentes. D’abord sous forme de bouée, j’ai commencé par faire des photos de nature, un véritable retour au source pour un passionné d’image depuis l’enfance. Et de fil en déclenchement, j’ai fini par lever le bras pour faire signe à des amis. J’aurais du écrire depuis longtemps sur ce sujet. Mais comme il me tenait à coeur, le temps était la meilleure solution pour que les mots les plus justes puissent venir librement. Ma conclusion trouve une forme de résonance dans celle du film “Gattaca”. Quelle merveille ! J’ai toujours été sensible à cette scène de départ final. Pour sa musique. Pour la qualité du film et de son casting. Pour la projection que je pouvais faire avec mon propre décollage.
« Pour quelqu’un qui n’avait jamais été fait pour ce monde, je dois avouer que j’ai soudain du mal à le quitter. Bien sûr on dit que chaque atome de notre corps faisait autrefois partie d’une étoile. Peut-être que je ne pars pas, peut-être que je rentre chez moi. »
L’un de mes terrains de jeu préféré, inoubliable