Apibeurzdé
Quite à succomber à la mode du “selfie”, autant le faire pour une bonne raison. 46, le numéro de course mythique de Valentino Rossi ! Ou mon nouvel âge, un chiffre bien moins prestigieux. La tradition aurait voulue que je le fête dans le col de la Madone, mais pas cette année.
C’est con comme une simple route peut nous manquer. J’ai longtemps cru que je choisissais mes parcours d’entraînement, alors qu’il est évident aujourd’hui que je leur appartenais. Des décennies de dénivelées positives et négatives, et des centaines de milliers de kilomètres parcourus. Des températures caniculaires, aux froids intenses des descentes hivernales qui fouettaient mon visage, et me cisaillaient les doigts des mains. Des jours de grandes formes, ou de doutes comme autant de retour de manivelle de fringale. Je voue une profonde admiration pour les capacités du corps humain à adapter sa condition physique aux efforts imposés. Le mérite de toucher au but après de longues heures d’un travail acharné n'en est que plus gratifiant. Une jolie leçon de vie, et d’humilité face à la montagne qui laisse un trou abyssal dans mon existence.
Je n’aurais jamais cru que ce panorama de la Côte d’Azur pourrait me manquer. Il est loin de mes racines, et représente une ville qui se transforme progressivement en une “mégalopole” américaine parlant le russe. Mais il est le point de départ vers des sommets qui me sont interdits à présent. Comment aurais-je pu savoir que la traversée de ce bras de mer qui était supposée me ramener chez moi sur l’île de beauté, allait au contraire m’éloigner de ce que je suis par nature. Pourtant, il est clair que cette Corse moderne et bétonnée, s’occidentalisant autour d’enseignes de fast-food, et de galeries marchandes gigantesques, m’est devenue totalement étrangère. Impossible donc de dissocier ma personnalité des décors de l’arrière-pays niçois qui ont façonné mon système cardio-vasculaire, et ma personnalité. Le forçat de la route s’est mué en martyr de la nostalgie.
Col de la Madone, Fort de la Revère, Mont-Agel, col d’Eze, des noms auxquels j’ai fini par m’interdire de rêver. Un quotidien qui fut à portée de jambes, une banalité au seuil de ma porte. Une préparation indispensable pour pouvoir aller un peu plus loin, et assouvir un manque. Le cyclisme est véritablement un sport de dopage, à l’effort en ce qui me concerne. Mériter de rejoindre enfin la proche banlieue dès que l’hiver desserre son étau de cristal sur le bitume. Recommencer à tutoyer des sommets toujours plus hauts comme celui du Restefond à 2800m. Madone d’Utelle ou des Fenestres, Turini par la Vésubie et sous la neige. Les lacets du col de Braus, l’enchaînement avec celui de Brouis, et parfois celui de Tende en rab. Pour rentrer par le bord de mer italien. Un café à Menton, ou au Cap-Ferrat. Puis, s’autoriser des séances de récupération sur le bord de mer plat menant au Cap d’Antibes et son incontournable “col” de la Garoupe, débouchant sur ce panorama magique qui rehausse le littoral d’un spectaculaire balcon géologique, naissance des Alpes avec le massif du Mercantour. Un dessert hivernal dépassant les 3000 mètres, délicatement saupoudré de sucre glace en hiver.
Aujourd’hui j’ai du mal à croire que ces instants précieux furent mon quotidien. J’étais conscient qu’ils allaient me manquer, mais pas à ce point. Je continue à rouler bien-sûr, mais le plaisir n’est plus le même. La symbiose parfaite s’est éteinte. Voir le Mercantour du Cap d’Antibes, et se dire: “Putain, hier j’étais en haut à rouler sous la neige…” Grisant ! Pendant un quart de siècle, j’ai eu la chance de parcourir les mêmes routes d’entraînement que des grands champions vainqueurs du Tour de France, à plusieurs reprises pour certains. “Mais il sont tous dopés !” Oui peut-être. Mais je suis bien placé pour savoir que les kilomètres, ils les ont dans les jambes, et sous toutes les conditions météo. Contrairement aux “footeux”, ils ne se plaignent ni du froid, ni de la canicule. Et il ne leur faut pas trente minutes de cinéma et un brancard pour se relever après une chute. Certains allant jusqu’à continuer malgré une chaire en sang. Ou pire, une fracture.
Un 46 ème anniversaire pour comprendre qu’il est impossible de rentrer chez soi lorsque de toute évidence, vous appartenez à un nouvel ailleurs. Un âge canonique pour un sportif d’endurance dont les plus belles années sont derrière. Que je le veuille ou pas, difficile de lutter contre ce sentiment de manque. Ces routes sont ma came, l’origine d’une forme de spiritualité à laquelle je ne peux me soustraire sous prétexte d’une nouvelle adresse géographique sur ma carte d’identité, fut-elle dans ma ville natale. Aucun autre virage, aucune autre ligne droite ne pourra les concurrencer. Le vélo et l’altitude ont contribué à subtiliser une partie de mon coeur, qu’il ont remplacé par celui d’un boeuf marqué au fer rouge par le relief incomparable de l’arrière pays-niçois. J’espère simplement qu’il n’aura pas le temps de rouiller avant que je ne puisse changer de braquer pour pouvoir faire demi-tour.
« Souviens-toi, souviens-toi de ce cinq novembre, de ces poudres et sa conspiration. Souviens-toi de ce jour, souviens-t’en, à l’oubli je ne peux me résoudre. »
Autoportrait sur les hauteurs de Nice