Coiffeur paysagiste - Part II
Une nouvelle année commence, alors que le travail de paysagiste se poursuit. J’aime voir le terrain se transformer progressivement, la délivrance après plusieurs décennies de négligence. Deux mois d’intempérie n’auront pas eu raison de la motivation nécessaire, malgré une pluie incessante, et la violence d’une météo de l’extrême qui dessine les premiers contours du climat futur. Le plan de bataille établi au cours des derniers mois est suivi rigoureusement, malgré les réajustements techniques: débroussaillage, élagage, compost, nettoyage. Je dois avouer prendre goût à l’accomplissement de cette tâche, malgré les nombreuses questions qui me tiraillent.
Il serait arrogant de croire que mon action contribue au bien-être de ce terrain car la nature n’a nullement besoin de l’action humaine. Ce serait même tout le contraire. A l’échelle de mes souvenirs, je ne pouvais être que choqué par la disparition du pré, enseveli sous les buissons de ronces, et les massifs d’aubépines. A l’échelle de la vie, la nature n’apprécie guère le vide. Elle n’aura de cesse de combler un système par un autre. Nul débat sur le bien ou le mal, de dissertation philosophique sur le beau ou le laid. Simplement un écosystème remplaçant un autre.
Jusqu’à présent, mes photographies n’avaient que peu d’impact sur le décor que je traversais. Je faisais attention à ne pas piétiner le sol, à poser délicatement mon trépied, et j’évitais bien-sûr d’abandonner des déchets derrière mois. Une vie d’enfant, sans véritable responsabilité. Aujourd’hui, la gestion de ces hectares me donne l’impression d’avoir franchi une frontière invisible, en basculant du coté obscur d’une vie d’adulte. L’utilisation d’une débroussailleuse me laisse le goût amère, celui du recours à l’artillerie lourde pour discipliner cet espace fragile et délicat. Comme si le contrat de confiance avait été violemment rompu à coup de trique, ou de semelles de rangers.
Est-ce une question de responsabilité ? Très certainement, car pour la première fois, mon action a le pouvoir de remettre en question la présence d’une espèce. Il s’agit d’un triste constat, d’un emploi à contre-nature. Je suis un mauvais débroussailleur, et un gestionnaire médiocre car je ne parviens pas à me dissocier de mon activité de photographe, passionné de macrophotographie. J’ai commencé le nettoyage du terrain au mois de novembre. La fin octobre ayant battu des records de chaleur, il était important de laisser un délai plus long pour que la vie encore foisonnante ait le temps de rejoindre ses appartements automnaux, puis hivernaux. Le plan de bataille a été mis au point en connaissant les particularités de chaque parcelle, les espèces animales et végétales, les saisons de leur apparition et de leur disparition. Puis j’ai guidé ma lame avec souplesse, pour ne pas risquer d’abîmer ce qui ne méritait pas d’être coupé, pour que le maximum d’espèce puisse être épargné.
Il est évident que j’apprécie travailler la terre. Il est d’ailleurs dommage que la véritable notion de noblesse ne décrive pas la paysannerie, cette classe sociale dont l’évocation péjorative s’oppose à l’aristocratie, alors qu’elle s’est acquittée de tout temps de l’ingrate tâche de nourrir une nation. Pourtant, je n’assume pas pour autant ce rôle de destructeur qui m’incombe dans cette nouvelle vie marquée par une inversion des pôles. Je me console en me disant que ce nettoyage par le vide n’empoisonnera que les premiers mois, l’entretien des années suivantes promettant d’être moins radical. Je me projette vers l’avenir en réfléchissant aux graines qu’il sera possible de planter afin d’attirer à nouveau une clientèle coupable de désertion. Une flore mellifère pour les insectes pollinisateurs, et concrétiser le projet futur d’une formation d’apiculture. Demain commence aujourd’hui.
Les ronces et les aubépines auront été mes adversaires les plus coriaces, avec des tiges ou des troncs de plusieurs centimètres tant elles auront eu le temps de se développer. Ce sont des guerrières qui se développent avec une volonté d’acier, repartant sans cesse à l’assaut des forteresses les plus hautes. Elles se défendent vaillamment, bec et épines, rendant coup pour coup à l’assaillant. Elles représentent aussi et surtout une pouponnière abritant les futures générations. Ou un simple abri pour de nombreuses espèces d’animaux et d’insectes. Jusqu’à présent, à chaque changement de saison, je ne me demandais jamais ce qui allait survivre à mon passage, ou si j’allais pouvoir redécouvrir un écosystème qui avait contribué à enrichir ma photothèque une année auparavant. Aujourd’hui, je suis devenu le bourreau de mon émerveillement passé.
Qui suis-je pour espérer rendre les lettres de noblesse à un terrain d’enfance ? La notion d’esthétisme est subjective. Alors que nous cherchons à privilégier la beauté intérieure chez les humains, il faudrait accorder la même attention à la terre qui nous a vu naître. Si le beau n’est pas perceptible, variant en fonction des critères historiques et culturels de chacun, il n’en est pas moins quantifiable. Il se mesure à la richesse de la biomasse de son écosystème. J’ai hâte d’atteindre le début du mois de mars, et la limite que je me suis fixé pour terminer le nettoyage du terrain. Ce ne sera pas pour m’extasier sur le travail accompli, mais pour confronter ma culpabilité au révélateur d’une nouvelle journée céleste autour du soleil. Quelles espèces parviendront à survivre à mon passage indélicat, pour réapparaître devant mon objectif.
« Tout comme la poésie, la sculpture ou la peinture, la vie a ses chefs-d’oeuvre précieux. »
Une scie d’élagage sur canne télescopique est posée contre un pommier