Gratin de courgettes

 

“La France a peur !” Déjà à son époque, l’introduction de Roger Gicquel avait mal été interprétée. Alors, évitons toute nouvelle pénurie de papier toilette. Non pas que je me sente plus courageux que d’autre. Mais j’ai la chance d’avoir vécu le rationnement. Ma mère était Croate. Son origine me permit de connaître l’ex-Yougoslavie communiste. Avant la guerre civile des années 90, le pays était frappé par une grave crise économique, avec un inflation galopante. Ma grand-mère maternelle se plaisait à dire qu’elle était millionnaire. Mais elle rajoutait aussi avec beaucoup d’auto-dérision qu’elle avait besoin d’une brouette de chantier pour transporter l’argent liquide dont elle avait besoin au marché pour s’acheter sa baguette de pain.

Comme dans de nombreuses dictatures communistes, tout était rationné, même le papier toilette. Quand il y en avait bien-sûr. Sinon, papier journal. Mais pouvions-nous parler de propreté ? Pas vraiment, même si nous ne risquions pas le goulag pour autant. En fait, ce n’était pas la parole qui était libre, mais plutôt le conflit philosophique qui opposait l’idée d’un fessard propre, tout en étant souillé par l’encre. Cette problématique était un résumé symbolique de cette petite république fédérale des balkans, et pour laquelle j’éprouve une profonde nostalgie. Ce qu’elle gagnait d’un côté, elle le perdait de l’autre. L’histoire du serpent qui se mort la queue, avec un article de journal décalqué dessus.

Si proche de ma France natale, et pourtant si lointain. En particulier quand il fallait aller aux toilettes. Mais le papier journal restait un luxe. Essayez de vous essuyer avec du papier provenant d’une boulangerie ? Il était glacé ! Même en plein été caniculaire, cette particularité n’avait rien de réjouissant. Les fesses n’étaient plus aussi sales qu’avec le journal, impossible d’y lire un article en “verlant” du quotidien local Slobodna Dalmacija. Mais n’ayons pas peur des maux, il était encore plus merdeux qu’au départ, tartiné par un papier de boulangerie. Ces expériences m’ont permis de comprendre deux règles existentielles essentielles. Il y a toujours pire: il faut apprendre à s’adapter, en particulier lorsque le choix est lui aussi frappé de pénurie. Et puis surtout, il n’y a pas que d’une pâtisserie qu’il est possible de sortir avec un joli glaçage.

Sympa et touchant ! Mais quel est le rapport avec le titre “Gratin de courgettes” ? Et bien, le gratin de courgettes y était excellent, voilà. De plus, il était servi dans une assiette. Moderne ! Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre araignée. Il s’agit d’une “araniella cucurbitina”. Une araignée courge, plutôt cool comme nom. Je l’adore, bien qu’elle m’ait fait courir pour cette photo. Tout est une histoire de crise à gérer. La vie d’un photographe est compliquée car il faut pouvoir composer avec les caprices des modèles. Et que je cours à gauche, et que je pars à droite, et que je monte, et que je me cache. Non, je n’ai pas dis “et que je descends”, ou pire “Jacques a dit…” L’image finale dépend souvent du bon vouloir du sujet, ou de ce qu’il souhaite nous dévoiler sous sa pudeur. En l’occurence, son cul. Mais comme en cette période de crise, ou plutôt de scandale sanitaire, nous l’avons déjà plus ou moins dans le péteux, je ne m’offusquerai pas. Vengeance sera mienne. L’occasion de publier sur la toile sans le moindre scrupule. Ahaha, “sur la toile”, pour une araignée ! Voilà, un partout, balle au centre. En y regardant de plus près, je me suis même demandé si elle ne s’essuyait pas elle aussi avec des articles du Slobodna Dalmacija, tant sa tâche de croupion me semble suspecte et familière.

Parfois, en relisant les lignes pour corriger mes fautes, je me demande comment je peux écrire autant de bêtises, pour ne pas dire de conneries ! Oui, mais au moins, je ne les dis pas. En cette période de confinement, une dépression me guette, une anosmie proche du symptôme décrit pour ce covid-19, une perte de foi en nos élites dirigeantes. Pour ne pas dire une crise de foie. Avec cette nausée spirituelle, j’aurai une nouvelle bonne raison pour justifier la certitude selon laquelle seule l’abstention illustre parfaitement le mépris et le dégout qu’inspire un système. D’ailleurs, je n’apprécie pas l’idée de l’urne. La définition ne me plait pas car elle sous-entend la funeste conclusion d’une crémation funèbre, celle de l’emprisonnement des cendres d’une nation dont le sort est scellé d’avance. Face à ce gâchis national, il faudrait pouvoir rajouter la lettre B en début d’urne. Cette idée serait en symbiose parfaite avec toutes les “couillonnades” de nos classes dirigeantes successives depuis Pépin le Bref.

Tout est une question de crise à gérer. Je me surprends à espérer le retour d’une monarchie dans laquelle le pouvoir serait de droit divin, indiscutable, et concentré dans les mains d’un unique décideur. Un drapeau avec une fleur de lys dorée sur un fond bleu azur. Je n’aurais alors plus le regret du gaspillage d’une révolution française qui aura transféré les privilèges des uns aux mains des autres, avec la légitimité et le consentement des électeurs au travers du suffrage universel. Le pouvoir concentré dans le gratin de l’élite, sous couvert des vertus d’une république, et avec la bénédiction des courgettes du peuple. Si, selon Charles Baudelaire, “la plus grande malice du diable est de nous faire croire qu’il n’existe pas”, alors peut-être en est-il de même pour une dictature mafieuse gangrénant les plus hautes sphères de l’Etat. Pour éviter la dernière crise qu’il nous reste à vivre, celle de nerf, il vaut mieux écrire des conneries, que de les faire. Les mensonges, la malhonnêteté, l’incompétence ou la bêtise sont plus meurtriers que les virus.


« La crise d’hier est la blague de demain. »
— Herbert George Wells

Une araignée courge, araniella cucurbitin, en embuscade sur sa toile

Une araignée courge, araniella cucurbitin, en embuscade sur sa toile