Silence, ça pousse
“L’homme qui murmurait à l’oreille des chevaux” est un roman best-seller de Nicolas Evans, ainsi qu’une adaptation cinématographique réalisée par Robert Redford. Le succès de l’histoire est sans aucun doute lié au concept de “chuchoteur”, à ces personnages doués d’une compréhension des chevaux, et de leur nature profonde. Ils parviennent ainsi à appliquer des méthodes douces pour aider à guérir ceux qui ont été victimes de traumatismes ou de mauvais traitements. Autant dire que la poésie de l’histoire n’aurait pas été aussi délicate si elle avait mis en lumière un dresseur hystérique devant hurler à l’oreille de ces pauvres bêtes. Il est dommage qu’une telle méthode ne puisse s’appliquer à l’ensemble de cette société bruyante dans laquelle nous vivons. Industrie, transport, ville, voisinage: un environnement dénaturé qui nous coupe du véritable chant du monde. Le silence est devenu un mets de luxe plus rare que la truffe.
Les sociétés occidentales dans lesquelles nous survivons sont malades. Ce constat ne se limite pas à l’actualité récente dans laquelle une pandémie impose un confinement généralisé à l’échelle planétaire. Le mal est plus profond car il remet en question un mode de vie à bout de souffle. Si de nombreuses grandes civilisations à travers l’histoire ont connu des périodes de prospérité, suivies d’une inexorable décadence jusqu’à extinction, nul doute que nous vivons déjà dans les ruines de notre futur. La culture du moteur à explosion débouchera sur celle du moteur à implosion. Sédentarisation, obésité, pollution de l’atmosphère sont des maux que les lanceurs d’alertes dénoncent souvent en décrivant les abus de notre mode de vie, malgré les progrès de la science, et de la médecine. Ces constations ne se limitent pas au seul domaine de la santé. L’opulence de la surconsommation implique un effort de filtrage des flux d’informations gargantuesques qui nous submergent. Filtrer la qualité de l’air ou de l’eau est primordial. Mais aussi celle des ingrédients des plats cuisinés, des articles de presse, des contenus d’internet, et surtout des discours politiques. En résumer, chaque vérité doit être remise en question car la principale perversité de ce système est l’assistanat qui menace toute crédulité aveugle.
Je n’entends pas l’assistanat comme le stéréotype classique du gros branleur affalé dans son canapé, et vivotant aux crochets de la société en profitant des allocations et des minima sociaux. Je fais référence à un instinct primaire et animal bafoué, auquel nous ne savons plus faire confiance, et qui a disparu de nos modes de vie au profit d’une technologie omniprésente. Nous nous sommes coupés des sens principaux au profit d’une réalité virtuelle qui s’est progressivement substituée au libre arbitre. Nous voyons, mais nous ne savons pas regarder. Nous entendons, mais nous ne savons pas écouter. Nous goutons, mais nous ne savons pas sentir. Ce n’est pas un débat pseudo philosophique, mais juste une réflexion personnelle sur les nouveaux standards de vie. Non seulement je n’ai pas les qualités pour développer un tel sujet, mais ça me barberait d’avance. La vocation de ce blog n’est pas d’alimenter la liste fertile des théories du complot qui s’allonge dès qu’un mode de pensée ne répond pas à la norme en vigueur. La vue et l’ouïe sont deux sens qui m’intéressent, point. Le premier, naturellement, parce que je suis photographe. Le second car j’ai l’oreille sensible. Dans les deux cas, je suis victime d’une indigestion qui frise l’overdose.
Les nouvelles technologies ont largement contribué à étendre et généraliser une culture du tout et n’importe quoi. Trop d’images, tue l’image. La photographie ne s’est pas démocratisée par ce mécanisme de mondialisation. Elle s’est vulgarisée car l’explosion anarchique des flux planétaires ne s’accompagne pas de la distribution d’un mode d’emploi nécessaire. Quand je vois la qualité de nombreuses photographies sur le net, j’ai envie de pleurer. Comme si cette discipline que j’aime tant commençait à souffrir de ce fléau de malbouffe qui frappe la gastronomie. Au-delà de ce constat de forme, c’est la problématique de fond qui est à remettre en question. Peut-être en est-il de même pour un mélomane averti ? Ce n’est pas un hasard si la pollution devient aussi visuelle et sonore dans le langage courant. Je suis toujours faussement amusé en observant les passants qui se promènent le nez vissé sur l’écran de leur téléphone ou tablette. Ou en écoutant les chansons de la bande FM, et les discussions entre individus dans lesquelles certains ont besoin de crier plus fort pour se faire entendre, comme si un excès de décibels pouvait leur donner d’avantage de crédibilité. Il m’est difficile d’expliquer à quoi ce phénomène est du. Je dois certainement mal vieillir, condamné à me transformer en vieux con intolérant.
Entendre me dérange plus que de voir. Entendre implique une vérité, alors que voir émet un doute. Une personne laide laisse présager la possibilité d’une grande noblesse d’âme. Alors qu’une personne bruyante étale à qui veut l’entendre son mode de pensée, et de fait sa véritable nature, bonne ou mauvaise. Ce n’est pas le son qui m’exaspère, mais ce qui se cache derrière. La lourdeur de l’incivilité, le manque de savoir vivre, l’égoïsme et la vanité de ceux qui pensent être au coeur d’un système géocentrique, histrions d’une perpétuelle représentation théâtrale. Il est possible de voir des conneries bien-sûr, en lisant des articles de journaux, ou des commentaires sur les réseaux sociaux. Mais cette pollution est aisément contournable en appuyant sur le bouton “off”. Alors que le bruit s’impose aux autres au même titre qu’un ennemi invisible qu’il est compliqué de combattre. Insidieux, il agresse l’intimité vitale en s’infiltrant au travers des murs, de la même manière que les volutes blanches transgressent l’intégrité physique des victimes du tabagisme passif, étouffées par la nocivité des habitudes d’autrui. Ce n’est pas un hasard si les nuisances sonores sont régies par le code de la santé publique. Une référence radicale au “Huis clos” de Jean-Paul Sartre et à son célèbre “L’enfer, c’est les autres”.
Pour photographier un ciel étoilé, il suffit de quitter les zones urbaines pour fuir le voile lumineux de l’éclairage urbain, première source de pollution visuelle. Pour photographier la faune, il est plus simple de se rendre invisible grâce à des équipements de camouflage, que de disparaître par la discrétion des pas. Autant que l’odorat, et bien avant la vue, le bruit trahit une présence. Son unique vertu est d’être un révélateur de nocivité. Si bruit il y a, les vibrations dues aux ondes se propageront pour donner l’alerte aux insectes à l’affut du moindre indice pour fuir, et condamneront l’occasion de réaliser des images de qualité. Le bannir de notre mode de vie donne accès à une dimension nouvelle dans laquelle se révèle la véritable mélodie du chant du monde. La discrétion absolue est indispensable en macrophotographie pour surprendre les insectes. En apprenant à alléger ma démarche pour me fondre au décor, j’ai découvert ce chant mystique et enivrant, riche en couleur, subtile en parfum, et délicat en sonorité. De cette légèreté de départ découle un respect qui alimente les actions suivantes. Ce qui n’est pas foulé au pied, écrasé sous une semelle de plomb, abrite une hypothétique promesse de vie. A partir de là, tout devient possible. Chaque tige, chaque pétale, chaque feuille est un potentiel studio de “shooting” photo. Je suis enthousiasmé à l’idée de faire partie de ce “tout” sans avoir besoin d’objet connecté pour donner l’illusion d’unité dans un monde régi par l’individualisme. Il paraît évident que les représentations de cette sublime symphonie pastorale ne s’adressent qu’aux rares mélomanes capables d’appliquer à la lettre l’adage “la parole est d’argent, le silence est d’or”.
Le bruit est l’une des principales gangrène de notre monde. Il s’impose de manière violente, omniprésente, et révèle la nature profonde des personnalités de chacun. La modernité a substitué la technologie à l’instinct. Le prisme de la nature est remplacé par celui de l’obsolescence programmée des technologies. Nous ne vivons plus dans la richesse qu’offre la nature, mais dans le vide assourdissant des carences dont souffre l’artificiel. Un inquiétant univers parallèle qui bâillonne la mélodie des oiseaux, crypte le bourdonnement des insectes, et trouble le bruissement du vent dans les feuilles. Une quatrième dimension burlesque dans laquelle l’intelligence artificielle soigne la bêtise comme le fait le mercurochrome avec la jambe de bois. Nous nous sommes coupés des plaisirs sains du vivant qui nous entoure, aveugles au ciel étoilé, et sourds au chant du monde. Nous ne savons plus regarder ou écouter simplement parce que nous ne le pouvons plus. Nous nous perdons dans une cacophonie de surenchère de masse, inaudible, et dans laquelle il est devenu impossible de se faire entendre pour se comprendre. Les réalités amplifiées sont les nouveaux exhausteurs de goût d’un monde en panne de colorants artificiels. Un opium du peuple dont les excès estomperont le sel de la vie, saveur originelle à laquelle ils se substituent. Peut-être existera-t-il un jour une appli pour se libérer des contradictions de cette fiction réelle, le remède absurde au pendant de la réalité virtuelle.
« Une graine, sans faire de bruit, pousse et devient un arbre tandis qu’un gros arbre tombe à terre en faisant un grand bruit. La destruction s’accompagne d’un énorme vacarme quand la création se fait sans bruit. Tel est le pouvoir du silence »
Une fleur de sherardia arvensis accompagne la gousse en forme de spirale de la luzerne