Pétale photogénique

 

Actrice inoubliable du “Père Noël est une ordure”, polype marin solitaire, ou fleur des jardins. Telle est la personnalité de l’anémone hortensis, plante herbacée au caractère multiculturel. De loin ou des près, elle est une muse pour le photographe naturaliste que je suis devenu. Elle fait partie de mon “hall of fame” de la flore, aux côtés de la pâquerette, de l’ail rose, de la chicorée et de la bourrache. Ces beautés sont communes dans le sud de la France, et le pourtour du bassin méditerranéen. Pourtant, il n’est pas si courant de trouver l’anémone des jardins. Je regrette de ne pas avoir fait un stock de graines lorsque j’en avais l’occasion afin de pouvoir la cultiver à portée d’objectif. J’ai repéré des sites potentiels, mais les deux mois de confinement ont remis en question cette quête, en la repoussant d’une année. Il en va de même pour d’autres espèces que je souhaitais introduire sur mon terrain afin d’encourager la richesse mellifère du domaine. Bien que courte sur le papier, cette coupure devient catastrophique à l’échelle du printemps. L’explosion de la vie est ultra active, imposant une présence au quotidien pour pouvoir fixer le processus d’évolution avant les chaleurs estivales. Voilà, ça m’énerve ! Mais ce n’est que partie remise.

La photographie suivante représente une anémone des près prise de dos. Je trouve cette vue magique car elle me fait penser à un négatif qui inverse la manière d’appréhender les couleurs, ainsi que les hautes ou les basses lumières. Une nouvelle extrapolation qui rejoint l’importance de l’imaginaire dans la classification des espèces, ou l’attribution des noms (lire Association de malfaiteurs ). La texture duveteuse au dos des pétales absorbe la lumière pour mieux se l’approprier. Un voile blanc se crée, et affaiblit la force chromatique du dégradé naturel de la fleur. Ce n’est plus Kodak le voleur de couleur, mais l’anémone qui me boude. Mais quelle idée avait-elle derrière la tige ? Peut-être la volonté d’être flashée sous toutes les coutures, avec un professionnalisme digne de son statut de star de cinéma. Peu importe la facette qu’elle souhaite dévoiler, elle est à son avantage du réveil au coucher. De la discrétion de la pénombre, à l’omniprésence des rayons du soleil au zénith, elle enflamme la surface sensible de ses nuances écarlates.


Vue de dos, l’anémone ressemble à une pellicule de négatif couleur

Vue de dos, l’anémone ressemble à une pellicule de négatif couleur


Comme la pâquerette, l’anémone a le pouvoir de recouvrir la totalité d’un pré. Le spectacle est saisissant car il permet de lire la moindre ondulation de brise. Les fleurs improvisent une anémochorie chorégraphique agissant comme une berceuse tant la légèreté du spectacle est une invitation à la sieste. C’est typiquement dans de telles situations que je n’hésite pas à éteindre mon boîtier, pour prendre du recul avec la vision étriquée de la macrophotographie. Il s’agit d’une leçon de vie qui nous apprend à adapter notre point de vue. Il est indispensable de découvrir notre univers en posant un oeil nouveau, avec une vision élargie sur l’univers immédiat. Cette métaphore illustre poétiquement le principe de tolérance. Comprendre le détail de l’anémone est impossible sans l’observation de son environnement dans sa globalité. Il existe de nombreuses similitudes entre les décors de pâturage propice au développement des fleurs à l’arrivée des beaux jours, et les grandes étendues aquatiques. Chaque souffle d’air trahi ses intentions en chahutant les hautes herbes, ou en ridant la surface de l’eau. Je suis sensible à ce phénomène de rafale qui brise la monotonie de la quiétude au hasard des tourbillons de vortex.

Comment l’anémone parvient-elle à lutter contre le balayage du vent sans souffrir de mal de mer ? Je me pose la question à chaque fois qu’une ondulation imperceptible à l’oeil nu se transforme en tempête cyclonique dans mon viseur équipé d’un objectif dédié à la macro. Elle doit certainement partager un ancêtre commun avec son homonyme du grand bleu, l’anémone de mer. Ce polype solitaire ressemble à une méduse territoriale, solidement arrimée à son rocher par un unique et puissant pied marin. Ses multiples tentacules lui prêtent un faux air de gorgone mythologique. Bien que toutes deux partagent une autre spécificité anatomique commune, un casier judiciaire signalant la menace d’une nature vénéneuse, la beauté de la version champêtre la place hors de portée de toute comparaison esthétique. L’ayant photographié sous toutes les hautes coutures, il m’est impossible d’expliquer vers quel profil s’oriente ma préférence. Elle me fascine parce que son élégance est imprévisible. Elle me fait souvent penser à la versatilité d’un joueur de poker. Misant parfois la totalité du tapis sur une note d’excentricité, variant entre la saturation du rose et du mauve, elle n’hésite pas à prendre le contre-pied de l’agressivité. Elle privilégie alors une stratégie de sagesse, d’une pâleur inattendue, et délicatement discrète au coeur d’une nature chatoyante.


Observé dans sa globalité, un champs révèle toutes les subtilités des teintes de l’anémone

Observé dans sa globalité, un champs révèle toutes les subtilités des teintes de l’anémone


L’anémone se définit par un oxymore des jardins. Une apparence de simplicité d’une rare sophistication. Après avoir pris du recul pour admirer cette fleur dans sa globalité, il est temps de revenir à la vision obsédée par le moindre détail de la macrophotographie. Cette technique n’a aucun scrupule, aucune gêne. Ça tombe bien car l’anémone n’est pas pudique. Elle se dévoile sans compris. Pourquoi aurait-elle des complexes avec des formes aussi sublimes. Elle cultive l’ambiguïté de dos, tout en affichant de face des pétales effilés, pointant fermement aux extrémités. Des courbes glamours se dessinent dès qu’elle se livre sous son meilleur profil. Pour poursuivre cette effeuillage érotique, la bienséance m’impose une signalétique de rigueur, avec un “carré rose” interdisant la lecture aux photographes mineurs. D’un autre côté, ils ont peu de chance de croiser de telles beautés sous terre. L’anémone n’a aucune pudeur car elle exhibe son “zizi” sans la moindre vergogne. Je savais que ma lecture assidue des oeuvres de Barbara Cartland finirait par payer. Ainsi ses anthères, c’est à dire les parties qui terminent les étamines, l’organe mâle, renferment le pollen. Ces organes arborent une superbe couleur d’un mauve irisé, contrastant avec la robe composée d’un entremêlât de pétales. A titre de comparaison, une telle couleur bleutée serait révélatrice d’un traumatisme dû à un gros coup de pied dans les “roustons” chez l’homme.


Le coeur de l’anémone dévoile la beauté écarlate de ses étamines

Le coeur de l’anémone dévoile la beauté écarlate de ses étamines


Un ami, forgeron dans les Alpes-de-Haute-Provence, m’a raconté une anecdote dont l’infinie sagesse ne me quitte pas. L’un de ses collègues lui avait donné un marteau. Un marteau classique pour une telle profession, mais ressemblant d’avantage à une masse pour un néophyte. Comme quoi, tout est variment relatif ! Malgré un atelier bien pourvu en matériel de frappe, mon ami avait l’habitude de travailler avec cet outil. Certainement parce que l’ergonomie ou l’équilibre lui convenait parfaitement. Un détail inattendu attira son attention. A chaque coup, un parfum délicat envahissait l’atmosphère. Il avait beau chercher la source, son mystère demeurait indécelable et indéfinissable. Lorsqu’il posa la question à son ancien propriétaire, ce dernier lui parla de l’hypothèse d’un nouveau manche en bois. A partir de cette réponse, il n’eut plus jamais le plaisir de ressentir cette essence boisée en travaillant. Il conclut en me confiant: “Tu vois, dans la vie il existe de petits moments de pur bonheur qui ne sont que pour ta gueule, et qu’il ne faut surtout pas chercher à expliquer…”

Le pouvoir qu’exerce l’anémone répond parfaitement à ce cahier des charges affectif, ou olfactif dans la conclusion de certaines anecdotes. Elle fait partie d’une famille de fleurs amicales, dotée d’une grande noblesse de coeur, et coiffée d’une large couronne de pétales. Négligée et piétinée, la coutume la sacrifie pour un macabre décompte de sentiments hypothétiques, “Je t’aime un peu, beaucoup, infiniment, à la folie, pas du tout.” Charmant ! La banalité de sa présence sur les pelouses vulgarise une nature accueillante dans laquelle trouvent refuge de nombreuses espèces animales lorsque le processus de nyctinastie pousse les pétales à se refermer dès que tombe la nuit. Ce mouvement s’inverse aux premières lueurs du soleil, dévoilant une multitude de profils photogéniques. L’anémone exerce sur moi un pouvoir d’attraction qui fait tourner la tête de la rotule de mon trépied à chaque heure de la journée. Au rythme céleste de l’héliotropisme, ce calice de beauté ne quitte jamais la célébrité anonyme que lui assurent la fidélité des projecteurs des sunlights.


« Le meilleur moyen de faire tourner la tête à une femme, c’est de lui dire qu’elle a un joli profil »
— Sacha Guitry

Le calice symbolise l’élégance de la fleur de l’anémone

Le calice symbolise l’élégance de la fleur de l’anémone