Toute première fois

 

“Toute première fois” pourrait faire référence au titre d’une série pour midinette de AB Production, ou à celui d’une chanson de Jeanne Mas. Ça tombe bien, nous sommes dans la bonne période, au coeur des années 80. Pour la présentation de ce billet, deux photographies sont mises à contribution. La première est un Polaroïd de mon grand-père paternel. Né un 15 août, date ultime pour un ajaccien catholique, il m’était impossible de publier cet article sans choisir une journée spéciale. Le 8 mai est parfait pour lui rendre hommage. La seconde image est ma première photographie réalisée avec mon premier boîtier réflex, un Canon EOS 600. La brochure publicitaire de l’époque, intitulée “l’Oeil neuf”, trône toujours dans ma bibliothèque. Cela fait beaucoup de “premières fois”. Mais il est compliqué de ne pas aborder le sujet tant ce boîtier occupe une place déterminante dans la mythologie qui entoure mon expérience intensive de la photographie. Ce parcours s’est forgé au cours de plusieurs décennies de pratique acharnée, mêlant autant l’argentique que le numérique. Inutile de préciser que tout commence ici (lire Outil d’enfance ).

Ma passion pour l’image a commencé très tôt car, d’aussi loin que je me souvienne, l’obsession était déjà présente. Elle se matérialisait sous les traits de petits appareils photos rectangulaires qui m’intriguaient. Ils étaient réduits au strict minimum, avec un objectif fixe, et fonctionnaient avec des microfilms. Une particularité qui leur prêtait des airs de gadgets élaborés pour des agents secrets. Nous étions d’ailleurs en pleine “guerre froide”, et il paraîtrait qu’ils étaient interdits dans certains pays. C’est fou d’imaginer une telle paranoïa avec le décalage de notre époque car les agences gouvernementales, comme la NSA, sont capables d’espionner la planète entière. Avec les réseaux sociaux sur lesquels certains étalent la totalité de leur vie, les téléphones cellulaires, et les caméras urbaines, nous avons réussi l’exploit de démocratiser des outils auxquels le KGB ou la STASI n’auraient jamais osé rêver. Souriez, vous êtes filmés ! Mais revenons en à nos moutons. Minox, et Kodak, étaient les porte-étandards de ces micro-appareils. Encore aujourd’hui, je les trouve hallucinants. La miniaturisation était un exploit pour l’époque. Pour réarmer après un cliché, et passer à l’image suivante, il fallait comprimer le boîtier sur lui-même en appuyant des deux côtés. Un geste similaire à celui du fusil à pompe.


Mon grand-père paternel en costume trois pièces, et coiffé de son Borsalino noir

Mon grand-père paternel en costume trois pièces, et coiffé de son Borsalino noir


La première photo d’illustration est un portrait de mon grand-père réalisé avec un Polaroïd. Ce dernier était une révolution pour l’époque. Pas mon grand-père, mais le système instantané de l’appareil ! Un épisode semblable à la transition entre l’argentique et le numérique car le résultat était visible immédiatement. Une avancée technologique comme celle du café instantané. Sauf qu’au-lieu de paraître couillon en tournant en rond dans la tasse avec une touillette, nous avions l’air tout aussi abruti en secouant le tirage papier de haut en bas pour assister au miracle en direct. Plus besoin de passer par un labo pour développer le néga, fini le délai nécessaire pour pouvoir s’admirer sur papier brillant. Un nouveau monde prenait forme, obnubilé par une course effrénée pour le gain de temps. Pourtant nous n’étions pas malheureux car la patience faisait partie de notre mode de vie. Mon père avait une Citroën BX break bleu ciel. Avant de démarrer, nous attendions que les suspensions veuillent bien soulever la voiture. Non pas que nous avions l’air plus inspiré qu’avec la touillette, mais le confort se méritait, en particulier avec des routes en mauvais état. Et dire que la banquette arrière était absente ! Avec la législation actuelle, nous n’aurions pas fait deux kilomètres avant de nous faire verbaliser pour mise en danger d’autrui. Allez hop, la prochaine photo de famille en garde à vue.

La photo fut prise au mois de juillet sur notre terrain familial, à l’heure du déjeuner. Sur la même parcelle que j’entretiens aujourd’hui, armé d’une débroussailleuse et protégé par un casque de playmobil orange fluo (lire Coiffeur-paysagiste ). Le contraste est saisissant car mon grand-père montait de la ville tiré à quatre épingles. Un look ravageur de “tonton flingueur”, coiffé d’un inoubliable Borsalino noir. La grande classe ! Il était tailleur de costume dans la boutique de prêt-à-porter qu’il gérait avec ma grand-mère. Qui a dit que les cordonniers étaient toujours mal chaussés ? Au détour d’une conversation, une cliente demanda à ma grand-mère: “Dites-moi madame Jean, votre mari ne serait-il pas du milieu ?” Ce n’est pas la réponse de ma grand-mère qui fut intéressante, mais le commentaire de mon père lorsque nous en rigolions en famille: “Heureusement qu’elle ne l’a pas vu le soir vêtu de son survêtement !” Le parfait exemple de la “magagne” ajaccienne, cet esprit fin et moqueur qui implique aussi beaucoup d’autodérision pour être parfaitement maîtrisé. Pour être honnête, il n’était pas du milieu, en particulier en hiver. Il avait alors une nette préférence pour le coin droit du salon, là où se trouvait le radiateur et son banc en bois. Si il m’était permis de m’assoir à nouveau à cette table, ne serait-ce que pour cinq minutes, je ne le quitterais pas une seconde du regard. Même pas pour le prendre en photo. Un paradoxe !


« Ce que la photographie reproduit à l’infini n’a lieu qu’une fois »
— Roland Barthes

La seconde photo d’illustration joue sur une corde sensible différente. Non pas qu’elle soit plus inspirée. Elle fut prise avec mon premier boîtier réflex, un Canon EOS 600, équipé d’un objectif de 35-70mm, et chargé avec un négatif Perutz 100. Ce modèle, au numéro de code 600 inscrit dans un vert émeraude sublime, tourne toujours comme une horloge: je l’adore !!! Il fait partie des pionniers de la gamme EOS car mon père me l’offrit en 1989. Il aura été un formidable professeur accompagnant mes balbutiements dans la discipline, en m’enseignant la patience comme qualité de base. C’est fou de se dire qu’il partage ma vie depuis 31 ans, alors que j’ai l’impression de l’avoir sorti de sa boîte hier. Sacré coup de vieux, enfin bref ! Le décors est celui du golfe d’Ajaccio, avec les Iles Sanguinaires en arrière plan. C’était une fin d’après-midi hivernal. J’avais beaucoup de mal à bosser mes cours avec un tel engin à portée de main. J’ai fini par craquer, pour entreprendre une première sortie extra-véhiculaire sur la terrasse avec mon nouveau meilleur ami.

Quand j’y repense, que d’émotions. Il suffit de fermer les yeux pour revivre le début de cette complicité. L’oeil droit fermé, le gauche fixé dans le viseur. Je ne fus pas absorber par le décor, mais par les chiffres d’ouverture et de vitesse qui s’affichèrent en vert dans le viseur dès que j’effleurais le déclencheur à mi-course. Puis un petit “bip-bip” pour indiquer que le focus avait été fait. Enfin le tout premier déclenchement ! Je n’oublierai jamais le son de l’obturation, et le mécanisme de réarmement automatique me propulsant en un éclair mélodieux vers la prise de vue suivante. Un cou de pied au cul qui doit ressembler à celui que vous assène l’accélération d’un V8 sur-vitaminé. Depuis ce jour, la magie ne m’a pas quitté. L’émotion n’a pas pris une ride, contrairement à moi. Aujourd’hui, je regrette la souplesse et le silence du matériel moderne. Il souffre de ses qualités car je n’ai plus l’impression de ressentir les battements du boîtier. Un passionné de belles autos comprendrait la nostalgie de la sonorité d’une mécanique de collection. Dès que la nostalgie me saisit je me réserve des piqûres de rappel pour le plaisir bien-sûr, mais aussi et surtout pour faire tourner le mécanisme, et garder en alerte les rouages de mon vieux compagnon.

Il est toujours possible de trouver des pellicules dans mon congélateur. Des Kodak Tri-X 400 pour les négatifs noir et blanc, et des diapositives Fuji Provia 100F pour la couleur. Les dates de péremption sont dépassées depuis longtemps. Cependant il est possible de prolonger la durée de vie grâce au froid intense. Dans quelle mesure ? Il m’est impossible de répondre car cette technique de conservation est théorique. J’ai prévu de réaliser quelques tests, ne serait-ce que pour retrouver le plaisir de photographier en argentique. L’incertitude du résultat était grisante. Alors que l’observation des films sur la table lumineuse était un rituel qui attisait la passion. Il faudra que je m’organise car je ne dispose plus du matériel et de la chimie indispensable pour développer mes négatifs noir et blanc. Quant aux diapo, il est indispensable de trouver un laboratoire capable de réaliser un travail propre. A l’époque où l’argentique battait son plein, il n’était pas rare de récupérer des diapo mal développées, mal coupées, ou rayées. Dans les cas les plus graves, elles étaient tout simplement égarées. Je n’étais jamais serein en confiant mes travaux. Pour limiter la casse, je réclamais une livraison du film en rouleau afin d’éviter une découpe hasardeuse. Cette étape primordiale était devenue l’un de mes privilèges. Je m’armais d’outils de découpe de précision comme une plaque graduée et un cutter. Le résultat final était classé dans des feuilles transparentes spécialement conçues pour l’archivage des pellicules dans un classeur. Elles pouvaient recevoir six bandes parallèles de six photographies chacune, une bobine comptant 24 ou 36 poses.

Lorsque j’observe ce Polaroïd ou cette vue du golfe d’Ajaccio, je le fais avec un regard pollué par une trentaine d’année d’expérience. Comme à mon habitude, je suis surtout attiré par les défauts de mon travail, sans la moindre compassion pour le gamin qui les a réalisées. Ce n’est pas une déformation professionnelle, mais la nature profonde de ce que je suis, un perfectionniste ne connaissant aucun satisfaction. Personne ne pourra être plus dur avec moi que je ne le suis déjà. Pour un autodidacte, il est impossible de progresser sans se remettre en question chaque jour. Pourtant, il faut manier le fouet avec parcimonie pour garder la maladresse spontanée des débuts, et éviter de se perdre dans un désert froid de technicité. Le Polaroïd est bien cadré pour le travail d’un enfant. Je dois reconnaître une certaine notion du cadrage, et la conscience qu’il ne fallait pas bouger pour que la photo finale ne soit pas trop floue. Quant au paysage, il n’est pas trop mal. Même sans viseur quadrillé, la ligne d’horizon semble droite. Seule la partie haute est déséquilibrée car elle favorise le tiers supérieur d’un ciel qui ne présente aucun détail intéressant. Il aurait mieux fallu que je descende le cadrage un peu plus vers le bas de la scène, pour privilégier les ombres des rochers sur le littoral. Au-delà de la froideur de cette étude médico-légale déshumanisante, je dois avouer que je m’efforce de retrouver l’innocente maladresse de mes débuts. La photographie est un filet de dragées dont la gourmandise se dissimule sous une fine couche de maîtrise technique. Un discret nappage d’humilité qui se suffit à lui-même, juste ce qu’il faut de douceur pour enrober un coeur d’amende. Ou plutôt d’artichaut tant j’aimerais retrouvé l’ignorance qui m’a accordé le privilège d’immortaliser hier ceux qui me manquent aujourd’hui.


« La photographie est une découverte merveilleuse, une science qui occupe les intelligences les plus élevées, un art qui aiguise les esprits les plus sagaces, et dont l’application est à la portée du dernier des imbéciles »
— Nadar

Ma première photo réflex, avec le golfe d’Ajaccio pour décor, et les Iles Sanguinaires

Ma première photo réflex, avec le golfe d’Ajaccio pour décor, et les Iles Sanguinaires