Millefeuille minéral
Un titre gourmand ! A condition bien-sûr de trouver la géologie appétissante. Et de pouvoir “manger des briques à la sauce cailloux”. La géologie est une discipline passionnante. Je regrette qu’elle ne soit pas d’avantage présente dans notre scolarité car son enseignement pourrait faire naître des vocations. Une introduction à l’étude des roches n’est pas plus inutile que de connaître le PNB des pays en cours de géographie. Mes connaissances sont sommaires, pour ne pas dire ridicules car je n’ai jamais suivi de formation. Elles sont le résultat d’un trait de caractère qui me pousse à comprendre l’environnement qui m’entoure en lisant des livres sur le sujet, puis en complétant mes découvertes par des recherches complémentaires sur le web. Il m’est impossible de photographier, sans essayer d’analyser un minimum les sujets qui ont sur moi ce pouvoir hypnotique qui se traduit par un émerveillement infini. Il ne s’agit pas d’une simple question de culture personnelle, mais d’avantage d’un état d’esprit indéfinissable qui se nourrit de connaissances aussi diverses que variées. Comme si je me “Van Dammisais” en devenant “aware” à toute forme de matière, vivante et inerte. Et je ne fais pas référence à Prosper, le roi du pain d’épice, mais à Jean-Claude. Et oui, il y avait un avant JC, et il y aura un après.
A l’origine, il y eu le “big-bang”. Nous sommes donc tous des poussières d’étoiles, même Jean-Claude. Pour certains astrophysiciens, la formation des galaxies aurait été favorisée par la présence en leur centre de trous noirs gigantesques. Ces gloutons gravitationnels dévorant impitoyablement la matière, ne sont pas uniquement des ombres de l’apocalypse car leur puissance contribue à un ordre propice à l’éclosion de la vie. Je ne souhaite pas me lancer dans l’explication ou l’élaboration d’une nouvelle théorie bien-sûr. Pourtant, si je devais faire un parallèle concret avec mon quotidien, le concept du trou noir dévorant la matière qui l’entoure serait la projection mythologique de la chambre noire absorbant la lumière propice à l’impression de la surface sensible. Pour simplifier ma vision, je suis convaincu que la photographie est omniprésente autour de nous. Elle se nourrit du moindre détail, jusqu’au plus insignifiant. Cette réflexion est le postulat de départ de ma conception théorique de cet art autour duquel ma vie s’est organisée. Pour photographier la matière, il est nécessaire de la comprendre. Et pour la comprendre, une étroite intimité doit être cultivée. Il me plait d’extrapoler cette proximité en citant Robert Capa:
« Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près »
Ajaccien de naissance, j’ai la chance d’être originaire d’une île propice à l’étude de la géologie tant la Corse est marquée par une formidable richesse minérale.
Il m’est impossible de ne pas évoquer les Iles Sanguinaires. Les quatre îlots, et la pointe de La Parata, font partie du réseau des grands sites de France depuis mars 2017. Pour résumer, plus un site est beau, et plus il subit la pression destructive du tourisme de masse. Le site est gravé dans mon coeur, pourtant je n’apprécie plus d’y aller, en particulier au retour des beaux jours. Lorsque j’étais adolescent, je fréquentais les îles en barque à moteur avec mon père. Avant qu’il ne soit recouvert par un immense parking, un petit club de tennis offrait une pratique sportive dans un décor paradisiaque, entre maquis et plages de sable blanc. Il était composé de quatre courts en béton rouge et vert. J’ai du mal à croire que cette époque a existé tant la rive nord du golfe d’Ajaccio est défigurée par la généralisation de l’usage du béton. Au détriment de la beauté naturelle car de nombreux projets immobiliers sont hideux. Quelle serait la réaction de la génération de mes grand-parents qui a connu la route des Sanguinaires comme un sentier de brousse menant au bout du monde ?
L’apparence générale du site des Sanguinaires est assez austère, entrant en raisonnance avec les mystères et légendes qui planent sur l’archipel. Les conditions climatiques tempétueuses, ou l’étreinte du froid hivernal, lui donnent encore plus de force de caractère. Comme de nombreux autres caps ou pointes maritimes, il n’est jamais plus somptueux que lorsqu’il est balayé par les vents violents, et submergé par la puissance fracassante des assauts des déferlantes. L’atmosphère, saturée d’iode, est survolée par la projection des embruns, et par le vol gracieux des goélands et des mouettes rieuses. La géologie est d’origine magmatique, et se divise en deux principales roches. La diorite accentue la dureté de la presqu’île de la Parata avec la couleur sombre de son minéral principal, une amphibiole d’un vert foncé. Quant à l’île principale, Mezzu Mare, elle est composée d’un granite monzonitique de teinte claire.
L’une des particularités les plus notables en cette période de pandémie mondiale est l’existence des ruines d’un ancien lazaret. De nombreuses villes portuaires ont un quartier qui porte ce nom de lazaret car il s’agissait du site dans lequel étaient mis en quarantaines les voyageurs et les commerçants en provenance d’Asie et du Moyen-Orient, continents à l’origine des grandes épidémies de peste.
La roche des Iles Sanguinaires est d’origine magmatique, composée de diorite et de granite monzonitique
Le granite est la roche qui m’interpelle pour des raisons subjectives. La phonétique de prononciation est révélatrice de sa texture grenue et abrasive, semblable à celle du papier de verre aux grains acérés. Mieux vaut ne pas chuter dessus en se promenant sur les blocs en montagne ou sur le bord de mer. Le granite est une roche composée de trois minéraux: quartz, feldspath et micas (dont les reflets métalliques donnent à la roche un aspect pailleté). Beauté et puissance se dégagent du vocabulaire technique décrivant sa genèse plutonique et magmatique. Elle s’est formée au coeur des forges de Vulcain, sous l’écorce terrestre, par un magma subissant une transformation radicale au cours d’un long processus de refroidissement. La lenteur, inconcevable à l’échelle d’une vie d’homme, favorise la cristallisation des minéraux, justifiant ainsi son classement en roche plutonique. Les qualités de patience extrême sont des valeurs partagées par la persévérance d’un photographe.
Serais-je constitué de particules plutoniques ? Pourquoi pas ! Cette particularité expliquerait la sympathie que m’inspire ce terrain peu propice à accueillir les jeux turbulents de l’enfance, et sur lequel j’ai pourtant grandi. Le granite apparaît souvent sous la forme de blocs rocheux. Ces formations s’imposent à la vision humaine sur plusieurs dizaines de kilomètres. Ce sont des repères dont la puissance révèle une présence majestueuse dans le décor de l’île. Leur aspect cisaillé témoigne d’une relation tumultueuse avec les éléments climatiques. Si l’érosion a permis au granite d’apparaître à la lumière du jour en survivant à l’usure des roches tendres qui le recouvraient jadis, l’agressivité du vent, des vagues et des embruns impose une inexorable déstructuration méthodique, grain par grain. Cette lente agonie trouve un écho d’ironie avec le berceau de patience dans lequel s’est forgé le granite, protégé par la fibre maternelle de la croute terrestre. Elle est symbolisée par les taffoni, des crevasses torturées sculptant des silhouettes de martyrs (lire Opéra de titans ).
Les taffoni sont les oeuvres sculpturales de l’érosion sur les blocs de granite
La géologie est incontournable car elle représente avant tout le plancher des vaches sur lequel nous vivons, le vaisseau spatial dans lequel nous voyageons dans l’espace autour du soleil. Elle est omniprésente dans nos vie passées, présentes et futures. Volcanisme, tectonique des plaques, sédimentation, érosion sont autant de synonymes symbolisant son évolution perpétuelle, bien que chaque étape soit invisible à l’échelle d’une vie d’Homme. Je ne comprends pas pourquoi elle n’occupe pas d’avantage de place dans notre éducation car son rayonnement est si vaste, qu’il impacte obligatoirement le fonctionnement de nos sociétés, de la même manière qu’elle a bouleversé les civilisations passées. Elle agit tels les synapses des neurones en interconnectant les informations d’une multitude de domaines d’horizons variés.
La paléontologie, la volcanologie, la sismologie, l’architecture, la météorologie, l’agriculture, l’élevage, les minerais, ou l’industrie. Il est impossible de faire l’impasse sur l’influence de la nature des sols dans le déroulement de l’histoire de l’humanité. En 1783, un volcan du sud de l’Island, le Laki, entra en éruption. De la même manière que l’éruption de l'Eyjafjöll de 2010 eut un impact catastrophique sur l’économie mondiale, et la circulation des voies aériennes, celle du Laki entraîna une succession d’évènements liés sur le modèle des chutes de pièces d’un jeu de domino. L’action du volcan modifia l’équilibre climatique à l’échelle de la planète. Il en découla un refroidissement de l’Europe, qui provoqua à son tour de mauvaises récoltes synonymes de famine. Des historiens ont émis l’hypothèse que les révoltes paysannes qui découlèrent de ce climat hostile, seraient les prémices des soulèvements populaires à l’origine de la révolution française de 1789.
Le calcaire dolomitique est déchiqueté par la caresse abrasive de l’érosion marine
Cela fait quelques années que je prépare mes parcours cyclistes en tentant de découvrir la géologie des cols que j’escalade. Cette nouvelle dimension culturelle n’a aucun impact sur la gestion de l’intensité de l’effort bien-sûr. Le rythme de vie au guidon d’un vélo est plus lent, et offre à ce véhicule des qualités propices pour découvrir une région, favorisant les arrêts en toute sécurité sur les bords de route. J’ai abandonné les ordinateurs kilométriques pour me concentrer pleinement sur la beauté des décors que je traverse. La recherche constante de performance sportive empêche de communier pleinement avec le paysage pour ne pas risquer de fausser les moyennes physiologiques. La route se transforme en laboratoire dans lequel il est déconseillé de sortir des programmes d’entraînement pour ne pas s’éloigner des objectifs fixés. Je prends d’avantage de plaisir à rouler aujourd’hui car ma philosophie n’a plus la même logique. Je profite pleinement de ce moyen de locomotion parfaitement adapté à la flânerie, au repérage photographique, à la découverte de l’environnement en toute liberté. Point de pollution aux rejets d’hydrocarbures, ou au recyclage d’une batterie lithium indispensable au matériel à assistance électrique. Bien sûr, il me faut des séances de préparation adaptées et personnalisées afin d’obtenir la condition physique optimum pour que le charme puisse se prolonger sans être “à la rue” après avoir enchaîner les kilomètres en montagne. Mais je n’hésite plus à m’accorder des pauses d’émerveillement. Je précise que ces arrêts n’ont lieu que sur le plat, ou dans une descente car je ne souhaite pas qu’une ascension soit gâchée par un “pied à terre” si péjoratif dans le système de valeurs cyclistes car entaché de la pire des connotations, celle de la honte de l’abandon. Je redécouvre ainsi mes routes préférées dans leur contexte géologique (lire Apibeurzdé ).
L’idée de rouler sur une roche sédimentaire me touche beaucoup. Je stoppe généralement devant un panorama dégagé et propice à une observation de ce processus de superpositions successives de matière minérale. Je recherche des traces de strates, souvent révélatrices du phénomène de sédimentation pour matérialiser ce que mes recherches et mes lectures ont pu m’enseigner. Il s’agit d’un exercice de contrôle à taille réelle. Je me projette sur l’usure de l’érosion qui combine les forces du vent, de l’eau et de la gravité pour arracher de la matière à des massifs alpins hauts de plusieurs milliers de mètres. La nature détruit lentement les massifs qu’elle a contribué à élever sur le piédestal du gigantisme, pour remodeler une nouvelle structure moléculaire détritique en aval. Certains cols reposent sur des massifs calcaires. Ces derniers se sont constitués au fond des mers, par l’accumulation de coquillages ou de micro-algues. Voir de coccolithes dans le cas des falaises de craies. Escalader un piton rocheux dépassant les mille mètres, voir plus, en imaginant ce processus est tout simplement prodigieux. Le défi sportif prend une nouvelle dimension car il se transforme en une machine à remonter un espace-temps dans lequel l’organisation continentale et climatique offrait des conditions de transformation chimique différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui sous nos latitudes. Il donne une double vision. L’une affective avec des milliards de vies qui, en prenant fin, se sont entassées durant des millénaires. L’autre d’humilité car il est impossible de concevoir la puissance nécessaire pour que ce plancher océanique puisse inverser la tendance des abysses pour partir tutoyer les cieux.
Les falaises calcaires de Bonifacio.
Les mots techniques sont aussi passionnants que le phénomène qu’ils décrivent. “Métamorphisme” annonce la puissance qu’il dissimule. Il s’agit d’un phénomène extrême qui modifie la structure de l’ADN d’une roche par la pression ou la chaleur qu’il exerce dessus. J’essaye de comprendre le processus en le simplifiant sous les traits d’une manufacture de fonderie et de métallurgie n’épargnant aucune famille de roches de son étreinte titanesque. Sédimentaires, magmatiques ou volcaniques. Le mouvement des plaques tectoniques symbolise le trajet emprunté par la matière, guidée par le tapis roulant implacable d’une usine de transformation en profondeur. Cette image me terrifie car l’industrialisation de notre planète n’est pas un modèle d’humanité. Elle est synonyme de pollution, de destruction environnementale, et de déshumanisation des tâches ouvrières. Les roches ainsi obtenues portent en elles les stigmates d’une douleur défigurante, marquées par les outrages subis dans l’anonymat des murs d’enceinte de la croute terrestre. Les couches feuilletées du schiste, comme celui du Cap Corse, hurlent leur souffrance sous les traits grimaçants de plissements déformés. Ces tortures sont infligées par l’écrasement, l’étirement, et la brûlure de la fusion partielle. Il est possible de comparer ce phénomène aux options de puissants logiciels de retouches photo proposant des outils de modelages par torsion, rotation ou inclination, imposant ainsi une modification de l’apparence finale d’une image.
La géologie est la science de notre quotidien, celle qui étudie le dynamisme de l’épiderme de notre planète, et qui assure la fonction d’archivage de l’histoire de notre monde. Au-delà de sa complexité, tenter de la comprendre nous ouvre les yeux sur le monde qui nous entoure car chaque nouvelle évolution modèle le paysage minéral sur lequel nous vivons. Pour les plus doués, il est possible de lire les différentes strates rocheuses comme un livre ouvert sur les bouleversements antérieurs couvrant des millions d’années. La patience infinie de la sédimentation. L’obsession de l’érosion. La puissance du métamorphisme. Les forces titanesques qu’imposent pression et chaleur au coeur même de notre planète, sous un tapis roulant de plaques tectoniques. La géologie est l’architecte de notre planète. Le chef d’orchestre qui crée la vie, ou la détruit. Le sculpteur qui modèle sans relâche les continents. L’apprenti sorcier qui contribue à l’évolution des espèces, en favorisant la biodiversité provoquée par l’isolement et l’exclusivité des espèces endémiques. Le pâtissier qui mélange les saveurs pour nous offrir cet appétissant millefeuille minéral.
« Or, sur cette île de l’Atlantide, existait une confédération de rois, puissance énorme et merveilleuse, qui avait de l’importance sur l‘île ainsi que sur beaucoup d’autres îles, et sur certaines parties du continent. »
Prasinite, ou schiste vert du cap corse, est une roche issue du métamorphisme hydrothermal des métagabbros